Mouches

Publié le 12.06.2014

Cher journal,

Il alternait un léger susurrement et de longues syllabes finales étirées et très fortes, signe d’une éducation théâtrale. D’une tête singulièrement carrée, honnêtement peu avenante et d’un intérêt discutable, que deux énormes creux de part et d’autres des lèvres venaient diviser, il avait fait un masque impénétrable, qui lui donnait l’air d’un despote oriental sur une gravure d’un autre siècle. En vérité, quand on le connaissait un peu mieux, sa nature était singulièrement bonhomme et bienveillante. Mais l’aspect que je lui enviais le plus était son élégance naturelle. Son corps trapu, que l’âge n’avait guère épargné, était toujours vêtu avec une élégance dont on ne pouvait faire l’archéologie. Il maîtrisait avec un art d’enlumineur le sens du détail dissonant, qui se doit d’attirer l’œil sans être pour autant tapageur. Ainsi, à ce jour, je me souviens encore d’un chandail au ton moutarde prononcé, ou d’une cravate grenadine parme qui jurait à la perfection, mais je ne saurais reconstituer en entier le tableau qu’il donnait, avec la minutie qu’il y mettait.

Je pense que je lui dois le peu de désinvolture que j’ai pu acquérir avec les années – car, si je m’examine de façon lucide, malgré l’air dilettante que je cultive si volontiers, je suis en fait incapable de prendre les choses à la légère. Heureusement, de sa façon de passer de la gravité métaphysique à la futilité, de la hanche au bourdon, j’ai appris que même les orgues les plus volumineux savent plaisanter et ne pas trop se prendre au sérieux.

Hélas, cette leçon, je l’oublie régulièrement et je me souviens bien plus, sans même le crédit de la superficialité, de son art vestimentaire et de ce qu’il peut nous apprendre. De la même façon qu’on exhibe un défaut d’habillement, une couleur qui jure, il importe de toujours porter une de ses tares à la boutonnière. Je me suis si souvent méfié de ces gens qui ne cachent pas leur défaut. Ce gamin obscène et déplaisant dont le hâle permanent ne savait pas cacher le tranchant maladroit de ses paroles ; cette brune langue de vipère qui ne tenait pas le vin et, vingt-quatre heure après un sourire forcé, crachait à mon sujet un venin pour une fois si peu justifié ; ce ventripotent qui faisait des ronds de cuissot à mon amie ; tous ceux-là, et tant d’autres, leurs travers étaient si évidents que je ne pus réprimer une antipathie naturelle à leur endroit, passant sur telle ou telle qualité rare dont ils auraient dû mieux se parer. Malgré les avertissements de tous les maîtres, et de tous les moralistes, l’expérience m’a appris à sa façon que ceux que j’aurais dû le plus fuir n’affichaient aucun de leurs démons – à commencer par ce dadais nonchalant dont je sens encore, bien des années après, le coup de poignard. Ou tous ces audacieux plein d’allant dont l’énergie maquille si bien la lâcheté ou l’absence de profondeur. Tu comprends cher journal, à toutes ces erreurs, que je ne suis pas ce qu’on appelle un bon juge du caractère.

Ce que l’étude et la tradition ne sont pas parvenues à m’apprendre, j’aurais dû le déduire d’une attention plus approfondie aux soins que l’on se doit à soi-même.

C’est par décence, par courtoisie élémentaire, que l’on se doit de mettre à nu au moins l’une de ses failles devant autrui – toute la difficulté, comme pour la couleur exorbitante qui vient parfaire une mise, consiste à la montrer sans ostentation. Si je n’ai jamais eu d’amour pour les mouches de mousseline, depuis l’antiquité où je les ai vues employer, c’est un goût qu’il m’a fallu acquérir. La mouche qui en cachant, dit ce qu’il y a à dissimuler ; qui par sa position, pour qui sait lire, donne comme une légende à la carte d’un visage ; qui apprend à aimer la laideur apparente et à se déprendre des complexions parfaites, des dehors les plus lisses. Comme lui, par la coquetterie de son âge, détournait l’attention de son profil hideux en portant un chef d’œuvre en pectoral, et disait par là toute la peine que causait à son esprit esthète son enveloppe si peu flatteuse.

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