Catalogue

Publié le 18.06.2014

Cher journal,

Les Don Juan contemporains n’ont pas pour eux, dans la plupart des cas, un Leporello qui tienne leur catalogue. Ils en sont donc réduits à vous le réciter eux-mêmes, ce qui, on en conviendra, manque un petit peu d’élégance, surtout sans le secours d’un orchestre pour venir jouer les quatre notes impertinentes qui feraient les préliminaires de leur aria.

J’ai toujours eu une certaine fascination pour les esprits qui aiment tenir de tels comptes. Un soir glacial de 1875, Victor Hugo me montra, sans doute sous l’effet de l’alcool, un petit carnet où étaient inscrits, dans un curieux mélange linguistique, des noms, de rapides commentaires anatomiques, et quelques observations sur les femmes qu’il avait séduites. Il le referma d’un geste brusque, avec un sourire égrillard qui s’évanouit rapidement.

Un jour que j’avais été invité chez lui par le très honorable professeur L*** , je profitais de ce qu’un coup de téléphone le tenait occupé pour aller regarder son bureau. J’avais d’abord eu l’intention d’examiner de plus près sa bibliothèque, mais je repérais une espèce de livre de compte, un beau volume vert dont la tranche s’ornait de fils d’or. Je m’en approchais avec une curiosité gourmande et, m’assurant que je pouvais encore entendre la voix du mandarin de l’autre côté du couloir, je cherchais à identifier la nature de l’ouvrage. C’était une liste interminable de femmes désirées, dont le nom était orné d’une petite croix lorsqu’il avait pu obtenir d’elle les faveurs qu’il recherchait. A côté de deux noms, il avait ajouté un point d’interrogation. Je n’ai malheureusement jamais su s’il voulait indiquer par là qu’il n’était pas sûr de leur patronyme ou s’il ne souvenait plus très bien s’il avait, ou non, fait quoi que ce soit en leur compagnie.

Si j’avoue que je trouve un petit peu sordide le procédé, je ne peux qu’éprouver une certaine reconnaissance envers ceux qui préfèrent se vanter de leurs exploits en l’inscrivant dans un livre qu’auprès d’un de leurs prochains. Après tout, s’ils ne peuvent s’empêcher de kiss and tell, n’est-ce pas ici opter pour le moindre mal ?

Mais le plus déplaisant reste encore la personne qui désire à tout prix vous raconter ses déconvenues amoureuses. Contraint par politesse à rendre visite à une très vague connaissance, il y a quelques mois de cela, je dus subir son récit des moyens exacts et des ruses qu’il eût à déployer pour passer une nuit aussi agréable qu’adultère. On pouvait deviner par avance le vaudeville, et la façon dont la participante informerait l’absente, mais il voulut hélas ne m’épargner aucun détail. D’une façon non moins prévisible, il tempêta ensuite sur le manque de fiabilité des femmes.

Je ne peux conclure sans mentionner l’existence de collections symétriques. Après avoir fouillé le bureau du professeur L***, je volais quelques jours plus tard, presque sans m’en rendre compte, le carnet d’une de ses collaboratrices. Il contenait, à côté de prénom masculin, des maximes latines (certaines au demeurant frappant l’imagination et laissant quelque peu perplexe). La présence, à côté de certains, de dessins aux formes on ne peut plus reconnaissables – et réservés manifestement aux organes les plus étranges et les plus originaux – laissait peu de doute sur la fonction du cahier.

Il va sans dire, cher journal, que je te tiendrai à l’abri de ce genre de confessions. J’ai beaucoup trop d’orgueil pour ne pas attendre qu’un Leporello vienne s’en charger à ma place – pour tout dire, la tâche ne lui serait pas trop difficile.

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