Invention

Publié le 15.07.2014

Cher journal,

Le 25 décembre 1460, à Rome, mon très bon ami Pie II, voulut fermer une bonne fois pour toute la parenthèse Malatesta avec un procès qui fit un peu de bruit. Je me trouvais alors à Rome, où j’exerçais le noble métier d’espion au service de ce fameux Sigismond de Malatesta. Je recevais de lui de petites lettres protégées par un chiffre rudimentaire, et surtout trop reconnaissables à leur sceau, frappé des armes familiales dont l’ambition étaient de marier deux symboles qui ont trop peu l’occasion de se rencontrer – la rose et l’éléphant. Il m’envoyait aussi et surtout de l’argent, mais j’avais décidé qu’il m’en fallait un peu plus et qu’il était temps de changer de camp. Après tout, Sigismond ayant lui-même trahi à peu près la moitié de l’Italie au moins deux fois, ce n’était qu’un juste retour des choses. Bien sûr, je m’en étais ouvert au Pape, qui se déclara enchanté, m’excusa immédiatement de toutes mes actions d’espionnage passées, et m’annonça que je serais un témoin de première importance dans le procès par contumace qui devait se tenir.

J’avais préparé la fable habituelle, qui, dans le cas de Sigismond, soupçonné d’avoir tué ses deux premières femmes, n’était pas trop difficile à écrire. J’y ajoutai deux ou trois sornettes sur Apollon que je l’avais vu me réciter sous l’effet de l’alcool, afin d’y inclure un parfum de paganisme qui viendrait relever un petit peu mon propos. Je m’étais promis de finir sur un joli conte sur la malédiction de Rimini, avec force citations de Dante, mais je m’avisais que je pourrais mettre tout ceci au point au début du procès, pensant qu’il n’y aurait que des préambules administratifs sans intérêts.

Malheureusement, je n’avais pas prévu que le duc d’Urbin parlerait avant moi. Sa haine pour Malatesta avait trouvé un terrain parfait où s’exprimer. Je ne reviens pas sur son témoignage bien connu. Mais songez que lorsqu’il se tut enfin, les cardinaux avaient en tête l’image d’un homme qui, outre diverses hérésies, avait tué puis outragé la dépouille d’une femme revenant de la messe et, au cas où cela ne suffisait pas, avait essayé de violer son propre fils. Après un tel discours, j’aurais bien sûr pu enchaîner sur l’empoisonnement de sa première femme et la strangulation de la seconde, mais la chose était connue de longue date et les circonstances exigeaient une surenchère.

Sentant au milieu du propos d’Urbin que ce que j’avais préparé ne ferait jamais l’affaire, je fis donc chercher dans mes appartements un petit appareil ingénieux. On me l’apporta juste à temps. Lorsque le duc reprit sa place, après les cris d’horreur auxquels on pouvait s’attendre en pareil cas, on me fit signe de m’avancer. Je m’emparais de la sphère métallique et, l’exhibant à tous, je déclarais d’une voix forte : « Il est impossible d’ignorer aujourd’hui cet engin diabolique, ce fruit des plus amers, la boîte à balles ; il contient du métal et de la poudre, et on le projette sur les fortifications ou les troupes ennemies pour qu’il explose. » Je marquais une pause, chacun devant aller de son commentaire sur les horreurs de notre temps et les abominations de la guerre. Tendant la grenade à un assistant plus ou moins apeuré, je continuais.

« Qui donc a pu inventer un appareil aussi démoniaque ? Personne d’autre que l’homme que nous venons juger aujourd’hui. Il y a six ans, lors du siège de Sorano, j’étais moi-même au service de ce monstre, dont j’ignorais bien sûr alors les crimes épouvantables. Depuis quelques jours, il était presque immobile, terrassé par un mal qui inquiétait ses médecins et ses hommes. Il restait à se tenir le crâne, les yeux écarquillés. Puis en pleine nuit, il me fit quérir ; complètement fou, il me hurla à la figure qu’il avait découvert l’engin le plus important de l’art militaire. Est-il besoin de la science d’Esculape pour deviner que ce mal n’était que le signe d’une visitation diabolique ?

Figurez-vous cet homme saisi d’une inspiration qui ne peut lui venir que des enfers, dans le Malebolge où se trouve son aïeul Malatestina. Prit du délire de la destruction, voulant réduire à néant toute l’œuvre de Dieu, le voici qui en cherche le moyen. Je tiens de vous, brillants théologiens qui daignez tolérer ma présence, que le mal ne sait rien créer et ne peut que corrompre. Voyez le dilemme de notre stratège. Tout entier dans sa tête, au milieu de figures infernales, se profile peu à peu des images des bouches à feues, de mèches, d’engins de sièges. Quelque semence hérétique va faire pousser dans son crâne une monstruosité, un appareil qui est un défi à la création, une chose qui n’existe que pour détruire et se détruire elle-même. Il me décrit les rouages essentiels qui devront se défaire eux-même, comme une vis d’Archimède qui se dévorerait ; une horloge, une petite horloge, avec poids et échappement, un fil qui se déroule, tout un automate qui se déplie – une longue palpitation métallique, une imitation de l’animal, qui naîtrait soudainement pour activer une petite réserve de poudre, tandis qu’un clapet vient faire pleuvoir à l’intérieur de la coque de petits morceaux d’aciers prêts à bondir dans toutes les directions… tout cela pour un instant, toute cette parodie de l’œuvre divine pour provoquer la plus grande explosion qui soit, un tonnerre, une invocation des flammes tirées de quelques bolges. Terrorisé par ce discours de Malatesta, dont la figure m’apparaît plus monstrueuse que jamais, je l’assure qu’aucune science ne peut accomplir ce dont il vient d’avoir l’image. Par chance, il renonce à ce projet, et se contentera, dans sa rage, de fabriquer d’une seule inspiration, la monstrueuse grenade. »

Cette invention complète, qui fut suivi d’un concert de cris des cardinaux, provoqua l’étrange idée de faire une canonisation infernale de Sigismond de Malatesta. Il devint le premier – et à ma connaissance, le seul – saint des Enfers. Après quelques jours, le seigneur de Rimini me fit envoyer un message extrêmement courtois où il me remercia d’avoir contribué à l’élever à une dignité aussi inédite. Il m’assurât qu’il ne m’en tenait pas rigueur et me recommanda de rester à Rome. Quelques années plus tard, il me proposa d’assassiner Paul II. J’eus le plus grand mal à formuler une réponse qui paraisse aussi courtoise que fermement négative.

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