Usages

Publié le 28.10.2014

Cher journal,

Tout le monde, à un moment donné, constate le paradoxe du système digestif, où l’entrée se fait presque toujours en compagnie, et la sortie, pour une majorité de gens, dans la solitude. Si, pour cette seconde occasion, un certain isolement m’apparaît comme éminemment souhaitable, j’avoue peiner encore à comprendre pour quelle raison le fait de manger se voit attribuée je ne sais quelle convivialité. Mais depuis qu’Alcinoos a laissé Ulysse quitté les cendres du foyer pour s’installer à sa table, le repas pris en commun semble appartenir à ces choses que nous faisons et par lesquelles nous nous sentons civilisés. Je rêve, pour ma part, d’échouer sur une côte où un peuple moins subtil que les Phaéciens aurait sa Nausicaa, certes, avec les blanches épaules de son épithète, et si possible une ascendance moins consanguine, qui m’accueillerait malgré mon apparence terrifiante, me logerait, m’habillerait, me parfumerait, tout cela, très bien ; mais par pitié, que si elle me nourrisse, je puisse manger seul, loin d’elle et des femmes à la belle chevelure.

Comme toute torture peut être empirée, il existe une forme de ce supplice qui me paraît pire encore, le repas d’affaire. Si tout travailleur connaît la règle selon laquelle, en déjeunant avec ses confrères, il n’est pas convenable de parler boutique, le repas de deux personnes qui cherchent à contracter ou à entretenir leur commerce, obéit à des prescriptions bien moins claires. En la matière il faut ne se jeter ni sur la nourriture, ni sur ce qui sera le plat principal de la conversation ; mais on ne peut l’éviter tout à fait. Ce jeu-là demande plus de subtilités et de nerfs que je n’en aurais jamais.

Je me souviens, il y a quelques mois, d’une pareille affaire où nous devions rencontrer un ogre, lequel obéissait à un rituel d’une extrême précision. Nous ne voulions l’offenser en rien, et nous avions passé un temps minutieux à comprendre les façons exactes de goûter et complimenter la chair fraîche. Nous arrivâmes à l’heure, mais lui prit une heure pour arriver. Lorsqu’il arriva enfin à l’établissement où nous nous proposions de le régaler, il vint à notre table, faisant trembler le sol sous le poids de sa corpulence. Il noua avec art, presque d’un seul geste, une serviette immaculée autour du col de sa chemise, et, servi sans plus attendre, goûta sans nous regarder l’étrange morceau dans son assiette. Il porta sa main velue sur son torse ; je craignais qu’il fît entendre un rot retentissant, mais il s’agissait d’un geste d’excuse. Puis, en chuchotant, d’une voix si faible qu’on aurait cru qu’il avait au fond du gosier un page chargé de s’exprimer pour lui, il parvint à nous expliquer qu’il souffrait d’un violent mal de gorge. Puisqu’il ne pouvait presque pas parler, nous avons passé le repas à lui raconter des contes de fée. Il riait, et fût le convive le plus agréable au monde. En ressortant, je ne compris pas d’où venait sa terrifiante réputation, abstraction faite de ses goûts alimentaires quelques peu particuliers. Ce fût le seul déjeuner d’affaire qui me parut digeste.

Malheureusement, je ne fus pas réinvité à l’occasion suivante. On me fit savoir que l’ogre s’était plaint de mes manières de table. Je dois ici avouer qu’elles ont toujours, malgré les efforts de nombreux éducateurs, été déplorables, et c’est peut-être l’origine de mon aversion.

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