Retard

Publié le 30.10.2014

Cher journal,

L’orage nous avait surpris au milieu de la route, et nous devions, chargés de nos bagages, donner un spectacle assez pitoyable. Si, quelques heures après, je suis capable de rire d’une situation, la qualité essentielle qui permet de s’en jouer sur le moment même me fait défaut ; heureusement, Right Hon. est née sous une étoile plus enjouée que la mienne, et une catastrophe miniature de cette espèce peut l’amener à rire aux éclats en un instant. Elle me permit donc de ne pas désespérer ; mieux encore, je distinguais, entre les gouttes écrasées sur mes lunettes, une forme humaine qui faisait des signes agités dans notre direction, à l’abri dans le garage d’une maison isolée. On nous offrait refuge. Nous courûmes elle et moi dans cette direction, accueillis par un vieil homme robuste, le cheveu tout blanc et très légèrement bouclé, un léger sourire au visage.

Il nous expliquât nous avoir dépassé quelques minutes auparavant, alors qu’il rentrait chez lui en voiture. Ayant senti l’orage venir, il avait, avec prévenance, décidé de rester quelques instants à observer la route, songeant qu’il pourrait nous venir en aide. A ma grande honte, je dois avouer que cette extrême délicatesse attisa immédiatement la méfiance de Right Hon. et moi-même. Il nous invita à monter l’escalier qui amenait à l’étage principal de son habitation, et nous tombâmes sur une petite femme du même âge, avec un peu d’embonpoint, et une mine un peu réservée mais bienveillante. Alors que nous nous confondions en remerciements, tandis que nous mettions de la boue partout sur un carrelage immaculé, on nous offrît sans entendre la moindre protestation un verre de sirop.

Avant même que ces deux personnages entament la conversation, nous avions deviné qu’il s’agissait de grands-parents. Cette gentillesse mêlée à une gêne à peine perceptible trahissait du reste que, privés de leur descendance depuis quelques temps, ils se sentaient terriblement seuls et que leur habitude de couver des petits-enfants se trouvait cruellement contrariée. Tandis que l’orage semblait vouloir montrer toute l’étendue de son talent, je me débarrassais autant que possible de mon naturel si peu sociable, et m’assurait de leur témoigner toute la reconnaissance possible, en me montrant le convive le plus intéressé possible. Par bonheur, le couple avait voyagé, ce qui garantissait une source intarissable de sujets de discussion, de rebondissement, et une longue liste de questions potentielles. Malheureusement, cela s’accompagnait également d’un discours plein de condescendance sur les « habitants des îles », auxquels les circonstances nous contraignirent à répondre par un sourire poli.

On sait que la plupart des jeunes parents, aujourd’hui, même les plus pudiques et les plus insoupçonnables, parviennent rarement à tenir une conversation sans sortir leur appareil téléphonique et montrer les photographies de leurs nourrissons. C’est une fatalité contre laquelle même quelqu’un de sans-cœur comme moi ne songe à se plaindre, et qu’on finit en se forçant un peu par trouver touchante. Mais cette génération préfère les albums photographiques, qui exigent de l’auditoire beaucoup plus d’efforts ; bien plus de pages à tourner, bien plus de clichés à approuver. Nous dûmes en étudier un ou deux, avant qu’ils exhibent deux ou trois bibelots ramenés de leurs périples à l’étranger. Quand nous pûmes enfin les quitter, après une nouvelle cascade de remerciements, le ciel était entièrement dégagé.

Right Hon. m’avoua alors avoir passé les deux heures à imaginer que le couple nourrissait des intentions meurtrières à notre égard, qu’il s’agissait de deux tueurs sanguinaires ; et qu’en buvant le sirops, elle fût un moment persuadé qu’il contenait un somnifère, sentant la tête lui tourner. Sur le moment, je me moquai gentiment d’elle. Quelques jours plus tard, comme cette histoire me revint, je changeais mon jugement. J’avais moi-même été un peu méfiant au premier abord, mais surtout, pendant tout ce temps, je n’avais ressenti aucune reconnaissance réelle. L’essentiel de mes pensées, comme je feignais la conversation, ne se composait que de la condescendance dont je leur faisais reproche. Enfin, si je me trouvais, avec le recul, assez de sévérité pour me condamner, le fait de n’y penser que plus tard achevait de me rendre coupable à mes yeux. Cette délicatesse après-coup n’était pas tant du regret que l’arrière-goût de ma duplicité.

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