Souterrain

Publié le 22.11.2014

Cher journal,

Comme les charges se faisaient rares, il me fallût un emploi. Je frappais à plusieurs portes en vain. Et ce fût donc le métier qui me trouvât, allant me chercher dans ma boîte aux lettres. Les Gratte-Papeteries Unifiées de Montrat m’invitaient aimablement à rejoindre leur officine et à contribuer, dans la mesure de mes modestes facultés, à œuvrer de concert avec eux pour le triomphe d’un grand dessein dont ils avaient le secret. Je leur répondais par la première levée de la poste que leurs conditions étaient acceptables.

Le lendemain, je devais donc rejoindre leur siège social. Je regardais, sur un plan du métropolitain, de quelle façon m’y rendre. Je constatais qu’il fallait d’abord un changement; puis un autre; puis encore un; et ainsi de suite, jusqu’à ce que j’ai pris successivement toutes les lignes existantes, courant le relais sur près de 20 correspondances. Un peu inquiet de ce long trajet, je me forçai tout de même à l’affronter.

Il faisait encore nuit quand je descendis dans la première station, insérant au seuil du tourniquet un ticket qu’il me faudrait réutiliser de nombreuses fois par la suite. Je marchais avec cette espèce d’élégance démodée qui m’amène à chercher, par toutes les façons possibles, à ne pas bousculer mes compagnons de rail; cela ne faisait que rallonger mon chemin mais me permettait de travailler ma souplesse.

Comme je rayais, sur les checkpoints de l’itinéraire, le changement qui correspondait à la moitié de mon trajet, il était bien l’heure de déjeuner. Un vendeur à la sauvette proposait des sandwichs. Je mangeai sur le quai, ne sachant pas trop si, pause règlementaire oblige, je devais m’arrêter le temps de finir mon repas, ou si continuer à voyager s’imposait. Dans tous les cas, certain de n’arriver que fort tard au bureau, je devais renoncer à l’idée de faire bonne impression pour mon premier jour.

Quand, enfin, j’atteignis mon terminus, je ressortais de la station, il faisait déjà obscur. Je trouvais l’immeuble fermé. Un bus nocturne me ramenait directement à la maison. Je pensais que cette journée de travail manqué signait la fin de mon contrat. Mais, plein d’optimisme, le lendemain, je retentai encore l’expédition, avec exactement le même résultat. Pourtant, au retour, je trouvais dans ma boîte aux lettres les félicitations de mon nouvel employeur, me remerciant pour l’efficacité de mon travail.

Ce courrier m’étonnait un petit peu. Mais je persévérai, reprenant le troisième jour le même chemin stérile, échouant comme les deux dernières fois devant le bâtiment clos. Le lendemain, agacé, je me résolus à ne plus perdre mon temps dans les transports et à rester chez moi. Le soir même, on me fît parvenir des mots de collègues me souhaitant un prompt rétablissement - ainsi que la demande d’un justificatif médical pour mon absence. Après trois jours passés sans voir le soleil, je n’eus aucun mal à trouver un docteur qui veuille bien certifier que ma santé laissait à désirer. J’envoyais son diagnostic par la poste et tout rentra dans l’ordre.

Les mois qui suivirent, je fis chaque jour mon voyage, jusqu’à ce qu’on m’informât qu’il serait tout de même raisonnable de prendre quelques jours de congés. Je vécus à ce régime pendant trois ans, jusqu’au mois où, ne recevant pas de fiche de paye, je m’inquiétais un peu de la situation. J’appris par le journal que les Gratte-Papeteries Unifiées avaient fermé, ce qui surprenait tous les observateurs tant on en vantait la productivité. Le plus pénible fût la série de coups de soleils qui accompagna ma réacclimatation.

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