Libérateurs

Publié le 21.01.2015

Cher journal,

Le jour des Ides de Mars, je n’étais pas à Rome mais à Consentia, officiellement pour affaires - mais à la vérité, je ne supportais plus les turbulences de la République qui ne se décidait pas à mourir paisiblement. Je commençais à préparer un long voyage qui m’en tiendrait à l’écart. En outre, je tenais à m’éloigner de la Ville et de son maître du moment. Je n’avais rien de personnel contre le dictateur : lors de la guerre civile, je ne fus d’aucun parti. Mais tout le monde connaissait mes liens d’amitiés avec le dernier dictateur en date, celui de la maison Cornelia. La politique d’amnistie généralisée que menait César paraissait certes plaisante, mais la prudence recommandait d’attendre un peu et de ne pas devenir l’une des premières victime d’une exception à ce tempérament magnanime.

Eloigné de tout, mes quelques alliés politiques dans la plus mauvaise posture ou les plus belles sépultures, je ne fus même pas tenu au courant du complot. Cette mort me paraissait prévisible, mais je croyais que les nombreux adversaires qu’il comptait mettraient bien plus de temps à frapper. Ma curiosité devança mon désir de m’éloigner d’une situation de plus en plus instable, et trois jours après, je recevais deux des liberatores - ou des assassins, selon le terme que l’on préfèrera. L’histoire n’a pas retenu leur nom, et tu m’excuseras cher journal de l’imiter et de le taire.

Je trouvai mes deux hôtes terrifiés par leur propre geste - et les années à venir devaient leur donner raison. Je songe encore aujourd’hui que ce meurtre politique reste différent de la plupart des autres : si tout attentat de ce genre suppose bien sûr une certaine préméditation collective, ce fut l’un des seuls dont j’ai eu vent à être commis par tant de mains en même temps. Le tribun derrière la conspiration, me dirent-il, avait souhaité que cette violence eût au moins les apparences de la légalité, qu’elle soit comme un acte même du sénat.

On me fit le récit de l’acte, comment, d’un coup, une vingtaine de sénateurs se précipitèrent sur leur cible, chacun prêtant sa main et son arme, tailladant son vieux cuir de général, sous le regard de leurs collègues immobiles. D’après mes convives, son corps resta presque rigide sous les assauts et il s’effondra comme une statue qui tombe d’un coup - sans geste de la toge, sans mot historique. Mais il y a là un tableau si conforme au goût des sénateurs que je m’en méfie. Pourtant, lorsque le premier de mes invités dut partir et que je restais seul avec l’autre, d’une maison toute illustre, je reçus une forme de confession qui me paraît plus vraisemblable.

Le sénateur me récita ses sentiments lors du moment fatidique. Si noble, si glorieux soit le geste prémédité, si méritée la mort du tyran à ses yeux, le geste en lui-même, toute l’opération, ne fut jamais qu’une vague de panique et de confusion. Mon ami, surtout, ne se relevait pas d’avoir plongé sa dague dans une cicatrice, près de l’épaule, acte qui lui paraissait de la dernière des lâchetés. Les passions de l’instant ne permettaient guère de prendre son temps; voyant la petite marque violette sur la peau, sa main, de la façon la plus naturelle au monde, choisit cet endroit pour s’abattre. Pire encore, après le meurtre, la fuite de tout le sénat, trahissant la peur profonde de tout le collège, lui semblait inexcusable. Bref, ni le meurtre, ni la mort, ni la fuite ne furent dignes - seuls les mobiles conservaient un peu d’éclats, le beau fantasme de tuer un tyran.

Mais comme je ne partage pas ce culte de l’héroïsme, comme je ne rends compte à aucun lare, ce discours ne me dissuada pas de m’enfuir à mon tour, quelques jours plus tard. Ce départ très raisonnable m’empêcha de venir en aide à mes invités de ce soir-là lorsque ils en auraient eu besoin, ce que je regrette. Au moins toute cette agitation nous débarrassa de Cicéron. Le chaos n’est pas complètement sans mérites.

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