Fétiche

Publié le 02.04.2015

Hyperborée

Cher journal,

Je peux te confesser sans risque cette faute vieille de plus de trois cents siècles, si nos mensonges, par miracle, bénéficient de la prescription. Je n’avais pas accepté de plonger sous les eaux pour prélever quelques morceaux de poussière et les rapporter sous les lamelles des appareils de géologues. Les contrées hyperbares que je devais visiter se trouvaient dans un gouffre anonyme, où s’était échouée, selon la légende, une civilisation plus ancienne encore qu’Hyperborée. Je savais vaguement y avoir vécu, mais je n’en gardais pratiquement aucun souvenir, à l’exception de quelques bas-relief que je devinais encore avec peine lorsque, exerçant une pression invisible sur mes souvenirs, j’explorais mes réminiscences de cette période.

Mais les villes que l’on n’habite plus continuent à croître dans notre cerveau. Nous n’en reconnaîtrions pas, à force, les cartes les plus fidèles. Nous sommes pourtant tout à fait conscient de ce phénomène, et nous nous y abandonnons plus ou moins; à cette époque, encore plein de prévenance, je croyais beaucoup en l’exactitude et en la vérité, le grand effeuillement de la mémoire me paraissait horrible et immoral. L’oubli d’une ville représentait à mes yeux le premier pas franchi vers une vie d’arrangements faciles, où mes engagements, mes devoirs, toutes les obligations auxquelles j’aurais pu souscrire, se défausseraient par un simple jeu de bonneteau de la mémoire. Voilà pourquoi et comment je m’étais fait fort de venir porter la preuve finale à toute ces histoires de Laurasie, pour financer un voyage qui me permettrait de plonger là où se trouvait la ville que j’avais réinventé, où je ne pouvais m’empêcher d’ajouter des esplanades qui n’avaient jamais existé, ou des canaux fluorescents là où, sans doute, on trouvait plutôt des cloaques.

Donc, pour me protéger de l’immoralité de l’amnésie, je me réfugiais dans l’escroquerie. Le paradoxe ne m’est apparu qu’après coup, et j’ai longtemps cherché à comprendre ma propre conduite d’alors. Deux mille ans plus tard, un homme-médecine de Mu, spécialiste des maladies de l’esprit, après un traitement par l’hypnose, voulut à tout prix me persuader que ma poursuite cachait des pensées suicidaires. A l’en croire, de l’aveu même de mon inconscient mis à nu par la transe, la recherche de la ville morte me servait de prétexte, mon véritable désir étant me noyer au milieu des ruines - s’ensuivait une longue explication sur la volonté d’autodestruction qui d’après lui venait expliquer la majorité des folies. D’autres encore m’expliquèrent que par un narcissisme singulier et habile, j’étais tombé amoureux de ma mémoire, et que l’oubli me rendait jaloux.

Cher journal, je ne serais jamais à même de te donner une explication définitive à mon comportement indigne d’alors, et il faudra que tu te fasses ta propre idée. Pour ma part, je m’employais avant tout à réunir tout l’équipage et le matériel nécessaire à ce type d’entreprises. Malheureusement, les habitudes hyperboréennes en matière de navigation maritime supposait la présence d’un astronome à bord, chargé d’orienter le navire. Or, d’un coup, Kazikar et sa révélation spectaculaire venait de donner à l’ensemble de la profession un sujet de préoccupation tel qu’aucun d’entre eux n’acceptait de partir pour une expédition. Tous n’avaient qu’une idée en tête : observer le ciel, mesurer la disparition progressive de la Seconde Lune, et bien sûr, formuler une explication plausible de cet étrange phénomène. Tous ceux qui, la veille encore, affirmaient que le seul intérêt de l’observation du ciel tenait aux comètes, aux planètes, ou encore aux constellations trouvaient un intérêt soudain à nos satellites les plus proches. C’est ainsi qu’au lieu de plonger sous l’océan, je dus embarquer pour un voyage dans la direction opposée, et aller sur la lune.

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