Théia

Publié le 08.04.2015

Hyperborée

Cher journal,

Je gigotais sur le canapé, très mal à l’aise de provoquer ainsi une dispute entre nos deux hôtes. Ils commencèrent à se crier l’un sur l’autre, dans une langue que nous ne connaissions pas. Puis, au bout d’un moment, le premier se tourna à nouveau vers nous. “Veuillez excuser mon ami… vous comprenez, nous ne sommes pas tout à fait d’accord sur notre… origine. Nous estimons que cela doit faire quelques milliards d’années que nous sommes ici… mais, vous comprenez bien, au bout du premier milliard, on finit par perdre un peu la mémoire… oh, nous aurions du prendre des notes… j’avais bien dit que nous devions prendre des notes… mais enfin, voilà, c’est très gênant, mais nous ne pouvons pas répondre avec certitude à votre question. J’ai bien une hypothèse, mais mon ami n’est pas tout à fait d’accord et vous aurez compris que c’est un sujet de discorde entre nous… Il faut dire que cohabiter si longtemps avec la même personne… même pour un couple très soudé, comme le nôtre… enfin vous voyez.”

Avant que j’ai eu le temps de chercher une réponse appropriée, Palkrek s’esclaffa grossièrement. “Vous n’espérez tout de même pas nous faire gober une histoire pareille ? Vous seriez là depuis des millions de siècles ?

- C’est à peu près le seul point sur lequel nous tombons d’accord. A chaque fois que nous avons des visiteurs de par chez vous, c’est la même histoire… Mais en gros, voilà ce qui s’est passé… enfin d’après moi… il y a un certain temps - peu importe combien, au fond - nous étions sur une planète… avec tous nos semblables… à l’époque nous étions nombreux… je ne m’en souviens pas tout à fait, voyez-vous… et mon ami non plus… la mémoire… à notre âge… enfin… cette planète voguait tranquillement vers le paradis… allons, allons, pas la peine de faire une scène à nouveau… tu n’es pas d’accord, je le sais… mais c’est ainsi que je m’en souviens… nous allions, nous voguions vers le paradis… je ne sais pas comment… il devait y avoir un pilote… un pilote pour la planète, vous comprenez ?… qui s’est endormi, je suppose… ou bien il est tombé malade… ou… bon, c’est le point un peu obscur de mon hypothèse… enfin, à la suite d’une erreur de trajectoire, nous sommes tombé sur votre planète… qui, si je puis me permettre, ne ressemblait pas à grand chose à l’époque… enfin, bref, l’accident… nous sommes tous les deux d’accords au moins là dessus, il s’est produit une catastrophe… tout ce que nous connaissions a disparu… quelques gadgets ont survécu, quelques outils… tout cela ne devrait plus fonctionner… mais le satellite bleu de la planète bleue fournit toute l’énergie dont nous avons besoin… alors voilà… nous, on reste ici… on s’occupe… un millénaire sur deux, des gens de chez vous passent par ici… nous les recevons… certains nous ont même proposé de nous ramener sur votre planète… mais vous comprenez… nous, on devait aller au paradis… et puis, en fin de compte… si on est là… c’est sans doute qu’on ne le mérite pas… du coup… on reste….”

Lorsqu’on vous expose un malheur, quelques dimensions qu’il prenne, il est toujours très difficile de trouver le visage, l’expression et la formule qui conviennent. Mais une fois un certain barreau monté sur l’échelle de la tragédie, on franchit un seuil d’impossible réaction, et on retombe à vrai dire dans le monde de la banalité. Je hochais donc la tête, et demandait si, au moins, la lune leur plaisait un petit peu et si elle les gardait en bonne santé. Le deuxième extra-terrestre haussa les épaules, étendit ses immenses jambes sur une table basse, et, ainsi affalé, me rassura sur ces points essentiels. Ils nous préparèrent une mixture à peu près buvable, et, tout en se disputant à tout propos, furent d’une bienveillance qui mérite les éloges. Je multipliais les travaux d’approches pour les mettre à l’aise, non seulement pour les prévenir du petit problème de la disparition prochaine de la Seconde Lune, qui semblait absolument nécessaire à leur survie, mais aussi dans le but de leur extirper des informations sur les civilisations d’avant Hyperborée - occasion idéale de combler ma propre amnésie. Tandis que je m’efforçais de maintenir une conversation badine, cherchant les formes humoristiques qui pouvait fonctionner sur une intelligence tout de même différente de la nôtre, et que j’essayais de comprendre les règles protocolaires propres à leur culture, Palkrek mit à nouveau les pieds dans le plats en s’écriant brutalement : “Mais si c’est la Seconde Lune qui fait tout marcher ici, vous êtes fichus !”. Cette nouvelle, et l’explication plus complète que nous dûmes fournir ensuite, détruisirent l’agréable ambiance qui régnait jusqu’alors dans le petit salon sous les Montes Carpatus.

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