Élégie

Publié le 15.04.2015

Hyperborée

Cher journal,

Ma propre esquife n’accueillait qu’une dizaine de personnes. Nous naviguions au hasard, cherchant surtout à nous éloigner du froid devenu intolérable. Le soir, après avoir soigneusement rationné eau et nourriture, il se trouvait toujours quelqu’un pour répéter la même question que les six derniers mois. Peu à peu, la curiosité s’émoussant, chacun admit que la Lune disparue devait avoir eu une durée de vie limité, une période de péremption, ou plus simplement une énergie limitée que nous avions fini par drainer; explication qui n’en était pas vraiment une, et qui à ce jour ne me satisfait pas. Mais je devais m’habituer à voir mes compagnons devenir moins exigeant. Un jour, nous accostâmes sur le premier rivage venu. Déjà certains ne s’étonnaient plus de la marée nouvelle, portée par une seule lune, et qui me paraissait terriblement fade. Je les plantais là - ces périodes sans urbanité n’ont jamais été faste pour les personnes de ma longévité, et lorsqu’elles se produisirent par le passé, j’ai toujours jugé prudent de me restreindre à un mode de vie plus érémitique, observant les choses de loin.

Les mois, les années, les siècles suivant, générations après génération, on oubliât toutes sortes de choses, depuis la politesse jusqu’aux raffinements de la géologie; et Hyperborée devint pour tous ce que la civilisation encore antérieure était pour moi, une vague ruine dans la mémoire, la proie d’une érosion permanente, jusqu’à ce qu’elle devienne un mythe, puis un rêve. Et puis à nouveau, on remit les cadavres dans la terre au lieu de les laisser aux bêtes, on fît des boutures, on s’établit çà et là, on trouva dans l’orichalque un miracle pour remplacer celui de la lune évaporée, et tout recommença.

Si les établissements suivants connurent le même sort, leur propre apocalypse donna naissance à des scènes de panique, de cynisme ou de folie qui ne se produisirent pas en Hyperborée. Aussi cher journal, je t’en prie, ne raille pas sa passion philosophique, et d’avoir voulu à tout prix connaître la raison de ses malheurs sans y parvenir. A mes yeux, la beauté de sa fin tient justement à cela.

Enfin, maintenant que je suis dans notre entretien privé, je peux surmonter la peur qui m’empêchat de monter à mon tour à la tribune de la Société des Débats, et te fournir ma propre hypothèse sur la fin de la Seconde Lune; ou plus exactement, parce que je dois à présent me ranger aux conclusions du mémoire de Papillon et admettre que les choses se produisent parfois sans raisons, je peux au moins dire pourquoi notre ancien monde n’aurait jamais pu survivre à la fin de la Seconde Lune.

Les hyperboréens, en dépit de toutes leurs qualités, formaient un peuple un peu capricieux; mais il faut prendre ce mot dans ce qu’il peut contenir de meilleur. Ceux qui modèlent la réalité à leur envie vivent sans assujétissement aucun, si bien qu’ils en oublient jusqu’à l’idée même d’arbitraire, et ne peuvent s’imaginer qu’une chose se produise sans raison. Or c’est bien pour cela qu’ils ne comprirent pas ce qui leur arrivait. Frappé, pour la première, seule et dernière fois de leur histoire, par un phénomène qui résistait à toute forme d’explication, ils ne pouvaient que tomber. Bien sûr, les savants, les mages, ou même les idiots et les incapables comme moi-même, plutôt que de chercher la cause de tout nos maux, auraient très bien pu inventer une solution. Il ne faudrait pas imaginer tous ces gens incapables d’esprit pratique; mais en l’occurrence, céder à, découvrir même !, la nécessité eût été renoncer à tout ce que nous tenions pour sacré, et cela aurait peu à peu transformé toute la société hyperboréenne, jusqu’à ce qu’elle devienne une de ces variantes ennuyeuses des civilisations efficaces que l’on invente aujourd’hui.

Parfois, du reste, je me demande si nous ne sommes pas les spectres, à peine survivants, de cette époque; si à ce moment, la vraie vie, telle qu’elle devrait être, ne s’est pas définitivement éteinte. J’ai déjà reconnu que ces nostalgies rendent les vieux de mon genre insupportables, mais ils me libèrent de toute peur de l’avenir - comment pourrais-je m’inquiéter quand la fin du monde a déjà eu lieu ?

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