Explosion

Publié le 03.06.2015

Cher journal,

Lorsque la fée Viviane fît du bois d’un if de Brocéliande la nouvelle chair de l’évêque Merlin, je vins moi-même, quittant le Château de Joyeuse Garde, couper l’arbre par charité dès que la nouvelle me parvint. Le vieux, dont la raison n’avait pas survécu à sa captivité dans l’écorce, hurlait des remarques lubriques comme je l’achevais.

Voici quelques jours, une autre personne dont tout m’était cher, victime à son tour d’une ossature transformée par la maladie en racines d’arbre centenaire, fût frappée par la foudre. Je tente de me consoler en songeant que ces fins valent mieux que celles des grumes, mais ce genre d’incantations ne servent qu’à se faire taire soi-même, comme un doigt posé sur les lèvres.

Je ne risque guère pour ma part de subir ces boutures; je ne peux pas prétendre à la dignité du moindre végétal, je tiens trop de la bête, qui croit que son agitation la rend supérieure aux tiges que le vent phagocyte. Avant-hier, je vociférais devant un écran où, allongeant ses voyelles comme des odalisques, un personnage quelconque tenait un discours odieux à mes oreilles. Je pestais, criais, m’emportais et en fin de compte, d’une pression de bouton, congédiais l’intolérable individu, ses mines et ses grimaces. Alors que je condamnais l’appareil au mutisme, je songeais à celui dont j’avais vu le corps disparaître l’avant-veille, qui, par un masochisme rituel, regardait chaque soir le journal télévisé, où toujours il commentait les incorrections linguistiques qui, pour un linguiste intraitable comme lui, devaient représenter autant de piqûres d’orties ; mais, en reprenant, de façon systématique, chaque liaison manquée, chaque faute même passée dans l’usage, il conservait une étrange paisibilité, un calme imperturbable. Je n’ai jamais compris pourquoi il se mortifiait de la sorte, car le contenu du journal lui plaisait rarement - mais rien n’est plus difficile à comprendre qu’une habitude lorsqu’elle n’est pas nôtre.

Le même aimait beaucoup ce vers d’un poète qui signale “la relève imminente et légitime”. En un sens, puisqu’il ne peut plus parler quand j’en suis encore capable, j’appartiens à cette relève; mais je ne suis ni imminent, ni légitime. Tous ces morts forment une épaisse canopée sous laquelle je me contente de gambader, d’une façon quelque peu irresponsable. Et toutes les minutes de ces derniers jours, je me suis arrêté moi-même, comme une formalité quasiment policière, pour me demander dans quelle mesure je suis capable de la moindre gravité. Je pourrais maquiller ma tristesse présente, sans jamais parvenir à la faire ressembler à cette vertu qui me fait tant défaut. Je ne suis jamais que triste, comme un animal stupide.

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