Inspection

Publié le 30.11.2015

Enquête avec caféine

Cher journal,

Lorsqu’à pas de loup ou grand fracas, l’Etat policier advient, il laisse plusieurs choix à ses citoyens ou sujets devenus des suspects : la résistance, la soumission, ou, dernière option, l’immiter et embrasser l’uniforme en rejoignant la police. J’ai eu l’occasion de tester les trois solutions, et la dernière est encore la plus équilibrée lorsqu’on tient à la vie et au confort. Reste l’éternel problème des principes et de la conscience; je ne me voyais pas, tout de même, exercer le sale métier d’inquisiteur, aussi je fuit de plus loin la police politique, pour me concentrer sur la poursuite des criminels de droit commun. Peu de temps après le changement de régime, je m’empressais de rejoindre une académie destinée à la formation de fins limiers. Je tenais avec assiduité le rôle du cancre dans ces classes, mais comme la demande en inspecteurs de toute sorte atteignait des sommets, je m’assurais tout de même de sortir avec mon diplôme, mon badge, et un ordre d’affectation aux confins de l’Empire, dans la Cerne Supérieure. J’y passais dix années des plus tranquilles, à l’abri de la guerre civile, des coups d’états internes, des coups de papier de verre passé par la dictature sur ses féaux, puis des nouvelles guerres, car nos frontières fertiles en cultivent souvent - heureusement, celles de la Cerne sont plutôt calmes.

Je gérais des ivrognes, des personnages un peu trop enclin à montrer leur anatomie, quelques voleurs, des disputes de voisinage. On ne m’embêtait pas trop; de temps à autre, un Grand Commissaire de la police politique venait prendre des notes et repartait. Je stagnais, mais l’immobilité me paraît encore la position la plus sûre vu les circonstances. On chercherait avec peine une région plus rurale et plus reculée que la Cerne Supérieure; elle ne contient pas une seule ville, et les maisons ne s’y construisent jamais les unes à côté des autres. Mon affectation me situait dans une de ces communes qui, sur une carte d’état-major, occupent plusieurs de ces cases identifiées par les lettres et les chiffres, toutes pleines de vides, avec, çà et là, des hameaux isolés. Et dans l’un d’entre eux, je disposais d’une maison assez spacieuse, avec même un petit jardin entouré de belles grilles en fer ouvragé.

Un soir au début de l’hiver, je reçus la visite du Grand Commissaire Esterlin. Il vint me voir directement dans cette maison, emmitouflé dans son joli manteau, le seul luxe qu’il se permettait et qui lui aurait valu sans doute quelques ennuis à la capitale; mais le G.C. Esterlin, nouveau chef de la police politique de la région, avait bien trop de cervelle pour vouloir habiter trop près de l’Autorité Supérieure. On m’avait raconté que tous les cadres, là bas, vivaient dans un même immeuble, ancien hôtel de luxe reconverti, une magnifique maison sur les quais. Quinze ans auparavant, lorsque les instances dirigeantes furent renouvelées malgré elles, tous les jours, des hommes de la même administration qu’Esterlin se rendaient à un étage de cet immeuble, chaque fois à une porte différente, et là, avec l’air grave d’entrepreneurs de pompes funèbres, en faisait sortir l’habitant qui parfois avait été l’un de leur chef immédiat. Un tribunal le condamnait, le plus souvent à une exécution rapide. Le G.C., peu de temps avant ces événements, avait eu la présence d’esprit de demander une mutation qui le protégeait en grande partie de ces pratiques. Depuis, il s’employait à éliminer avec ferveur tous les traîtres, tous les auteurs de sabotages, bref, tous les ennemis de l’Etat qui sévissaient dans sa circonscription pour s’assurer d’être bien vu. A part mon manque de zèle, je n’avais pas trop à me reprocher; mais la simple présence de ce personnage chez moi ne pouvait que m’inquiéter.

Le Grand Commissaire m’assura d’abord que sa visite se voulait amicale. Je lui servais une tasse de thé, qu’il but avec une lenteur caractéristique, promenant ses yeux sur ma bibliothèque, commentant tel ou tel ouvrage, s’arrêtant plutôt sur les noms mal vus par la Haute Autorité, et manifestant au sujet de ces livres une érudition qu’un de ses confrères aurait jugé coupable. Puis, reposant sa tasse : “Au fait, savez-vous qu’il y a eu un meurtre tout à l’heure dans votre canton ?”

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