Gélard

Publié le 11.12.2015

Enquête avec caféine

Cher journal,

L’après-midi tout de même, je me décidais à revenir au travail et aller interroger celle qui répondait au deuxième nom confié par mon informateur, la veuve Gélard. Je ne peux mentir ici, et j’avoue volontiers qu’il ne s’agissait pas à proprement parler d’une corvée car cette femme ne me laissait pas inifférent - et j’avoue que l’idée qu’elle appartenait à la clientèle d’André m’agaçait un peu.

Elle possédait quelques champs, peu nombreux, mais dont on pouvait tirer de bonnes récoltes d’un produit dont la fermentation fournissait l’essentiel de l’alcool local. Elle habitait une ferme petite et élégante, meublée sans cet opportunisme qu’on qualifie trop facilement de pittoresque. Le plus frappant chez elle tenait à son visage où deux marques évoquaient une venue au monde difficile, faite uniquement au moyen d’instruments particuliers qui lui avaient probablement sauvé la vie mais au prix d’une empreinte indélébile sur les pommettes. Ces marques, des cheveux noirs dans un pays où on naît d’ordinaire blond, et divers incidents lui donnaient une assez mauvaise réputation. Les plus superstitieux n’hésitaient pas à la qualifier de sorcière; le camp des rationalistes se contentait de la soupçonner d’avoir tué son mari. Des veuves du coin, elle était en effet la seule dont l’époux ne devait pas sa tombe, d’une manière plus ou moins directe, aux guerres. Une échelle, un accident stupide et une tête fragile avaient suffi. Pour ma part, je ne prêtais pas attention aux racontards. Quand à ses marques de visage, comme souvent chez les gens qui nous attirent, elle me paraissait un défaut inoubliable, et les quelques fois où je songeais à elle, je devais faire un effort sur moi-même pour éloigner mes pensées de ces variations soudaines dans le grain de sa peau.

La veuve Gélard se tenait à sa fenêtre quand je me garais dans sa cour, autrement mieux entretenue que celle de Madame Bourodi, probablement parce qu’on n’y trouvait aucun cochon. Après l’étonnement habituel - comment, mais pourquoi donc un policier vient-il chez moi - je lui expliquais que je procédais à une enquête approfondie visant à éclaircir les circonstances de la mort du cafetier, et venait pour m’enquérir de ses relations avec le défunt. Vint une nouvelle expression de surprise - mais enfin, pourquoi moi plus qu’un ou une autre ?, puis elle confessa que, compte tenu de son amour immodéré pour le café, elle passait régulièrement se fournir auprès d’Agarvéyi, mais que ses échanges avec la victime s’arrêtaient là. Je posais divers questions sans rapport avec l’affaire et de pure politesse, puis tentais de faire un peu mon métier.

“Chère Madame, j’entends bien, et je tiens à vous rassurer ma présence ici ne vise qu’à m’acquitter de mon devoir, et à poser les questions de routine…

- Routine, inspecteur ! La routine vous amène chez tous les habitants du canton ?

- Il se trouve que pour des raisons internes à l’enquête et que je n’ai pas le droit de vous indiquer, votre nom fait partie d’une liste de témoins potentiels…

- Allons, dès qu’il y a une liste de noms suspects, vous savez que je figure dessus.

- Madame, je vous assure que j’ignorais cela…

- Alors vous devez être un bien piètre policier. Les gens d’ici ne m’aiment pas et disent du mal dans mon dos.”

Je me rappelais en l’entendant les paroles à peu près similaires d’André. Je me demandais alors si les relations entre la veuve et André étaient, comme avec Agarvéyi en somme, d’une nature purement commerciale; ou si la proximité de leur mauvaise réputation les avait rapproché de façon plus sentimentale. Mais si je voyais très bien André donner le nom d’une cliente, je ne le méprisais pas au point de l’imaginer me donnant le nom d’une maîtresse.

“Quand vous dites que les gens ne vous aiment pas et parlent mal de vous, cela inclut-il la victime ?

- Non - ou plutôt, je n’en sais rien. Comme je vous l’ai dit, je le voyais régulièrement pour acheter du café. Rien de plus.

- Il ne s’est jamais livré à la moindre menace, directe ou non ?

- Aucune. De toute façon, je ne faisais pas très attention à ce qu’il me disait, sauf quand il me donnait un prix.”

Pendant tout notre échange, la neige s’était mise à tomber; et comme souvent dans la Cerne supérieure, elle s’abattait soudainement et violemment. Les habitants de la région savaient que ces chutes annonçaient souvent un blizzard. Je me levais et, regardant au dehors, indiquait à voix haute mon inquiétude toute météorologique. En entendant mes propres mots, je me rendis compte que dans ma tête tournaient déjà les bobines d’un petit film qu’un critique généreux aurait qualifié de vaudeville, et un collègue plus cruel de pornographie, où la veuve me proposait de rester en sécurité chez elle, et après une longue conversation dont le détail n’intéressait pas mon fantasme, tombait dans mes bras. Je laissais une minute de silence - au cours de laquelle, je l’avoue, je n’opposais aucune résistance à cette production intérieure - avant qu’elle me fit valoir qu’il valait mieux que je rentre chez moi toutes affaires cessantes.

Je la regardais une dernière fois avant de partir - dans le but, naturellement, de vérifier si mes propos révélaient chez elle la mauvaise conscience de celui ou celle qui a quelque chose à cacher. Mais je ne pouvais lire sur son visage rien d’autre que le souhait de voir partir un visiteur resté trop longtemps. Je retournais à ma voiture, déjà sévèrement menacée par quelques centimètres de neige qui promettaient de grandir encore.

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