Conjugalité

Publié le 15.12.2015

Enquête avec caféine

Cher journal,

Puisque ma soirée appartenait désormais au Grand Commissaire, je me forçais à donner un tour productif au matin en allant voir le dernier nom de la brève liste d’André, la veuve T…. Elle donnait des ordres à un camionneur quand j’arrivais, et je dus patienter un peu. La neige avait cessé de tomber, mais les routes ne se pratiquaient guère - fort heureusement, je vivais assez près de sa ferme. Le poids lourd qui devait acheminer ses cargos de carotte, en revanche, me paraissait promis à un voyage difficile, et son conducteur lui-même semblait tergiverser uniquement pour retarder d’autant le moment de prendre la route. Mais au bout d’un moment, la veuve éleva le ton et, haussant les épaules, l’autre finit par s’en aller.

Mon hôtesse s’excusa longuement de ce délai et me reçut du mieux qu’elle pouvait. Elle affirma ne pas connaître Agarvéyi, sinon de vue; elle ne buvait que de l’eau. Mais comme mes questions semblaient la mettre légèrement mal à l’aise, d’après un léger tremblement dans sa voix, je persistais dans mon interrogatoire et, tentant d’emprunter à Esterlin sa manière de poser les questions sans avoir l’air de s’intéresser à leur réponse, je lui demandais si elle avait une quelconque raison de se rendre à la caféterie. Elle commença à me répondre, mais n’ouvrit la bouche que pour bafouiller.

Je me levais et pointais un doigt accusateur dans sa direction, faisant fuir le chat qui se tenait sur ses genoux. “Vous faites fausse route, inspecteur, je vous assure !”, dit-elle pour se défendre. Mais je ne désirais guère m’arrêter sur ma lancée, et fis un de ces beaux discours inculpateurs, privilège de celui qui mène une enquête. “Madame, votre trouble en dit trop long sur votre conscience ! Nous savons que vous étiez sur les lieux peu avant le crime ! Nous nous doutons à quelles activités vous vous livriez ! Et je vais même vous dire pourquoi. La victime détenait sur vous je ne sais quelle information confidentielle. Il exigea en échange de votre silence quelques faveurs en nature. Vous avez accepté. Mais, la chose faite, prise d’une haine, au demeurant bien compréhensible, envers votre maître-chanteur, vous l’avez tué. Ou, compte tenu de la force requise pour la chose, vous avez demandé à quelqu’un - le camionneur que j’ai vu tout à l’heure, par exemple ! - de l’exécuter pour vous. Voilà toute l’affaire, madame, auquel ne manque que quelques détails et vos aveux”. J’avais forcé la voix sur la fin de ce propos, et mal m’en pris; je fus pris d’une quinte de toux qui cassa quelque peu mon effet. Elle attendit que je me reprenne, et d’une voix assez douce mais bien plus assurée, fit pour toute réponse : “Inspecteur, je ne veux en aucun cas vous faire outrage, mais vous dites n’importe quoi.” Je décidais de me rasseoir.

La veuve T…. poussa un soupir. “Inspecteur, je suppose que vous venez ici sur la recommandation d’André ? Oh, ne soyez pas étonné; si vous le connaissiez aussi bien que moi-même, vous l’auriez deviné. Je me suis bel et bien rendu à la caféterie avec lui; nous devions parler à Agarvéyi. Mais il n’était pas là. André a suggéré certaines choses, nous les avons faites, et j’ai sottement oublié ce que vous savez là-bas. Vous aviez raison sur un point: le cafetier croyait bien détenir des informations compromettantes, mais pas à mon sujet - ou du moins, pas uniquement. Sans doute, même avec vos facultés de déductions un peu étranges, vous devez avoir deviné qu’André était mon mari.”

Je ne l’avais nullement deviné, mais je tentais de faire comme si. “Je l’ai d’abord cru disparu à la guerre. Mais - là encore, pour qui connaît André, difficile de se sentir surpris - il ne faisait pas partie des morts aux fronts, comme on le présumait; il appartenait au camp des déserteurs, et à la catégorie de ceux disposant d’assez de cervelle pour ne pas se laisser attraper. Pendant quinze ans, il a silloné le pays et vécu de petits trafic par-ci, par-là - puis de sa nouvelle vocation, le métier que vous lui connaissez aujourd’hui. Un jour il a décidé de revenir. Mais moi j’avais l’habitude de diriger la ferme. Et puis, notre mariage n’avait pas été long ni très heureux… bref, il est passé un soir - je ne l’avais même pas reconnu. Je lui ai expliqué que je ne voulais pas de lui sous mon toît; lui qu’il n’en voulait pas, de toute façon. Je lui ai demandé de partir et il a refusé, m’assurant que tout le monde n’y verrait que du feu - de toute façon, tous ses amis étaient morts à la guerre, et ses parents eux-mêmes, entre temps… bref. Les années lui ont donné raison; personne n’en savait rien, jusqu’à ce qu’Agarvéyi ne l’apprenne, Dieu sait comment. Il menaçait de tout dire à tout le monde, et surtout… surtout à vous, en vérité; André reste un déserteur et moi, je suis, de fait, sa complice… Nous allions le voir pour essayer de le convaincre que son chantage ne nous impressionnait pas. C’est d’ailleurs pour cela qu’André et moi-même avons… enfin, le but était qu’il arrive et nous trouve ainsi, pour le choquer un peu, se moquer de lui, vous comprenez ? Je crois que vous ne comprenez pas. Ce n’est pas grave. Ce qui compte, c’est qu’en fin de compte après tout cela, il n’est pas venu à notre rendez-vous. Il se sera méfié. Alors nous sommes reparti. J’ai passé la nuit avec André, ici même. Nous n’avons pas touché un cheveux de sa tête. Et ceci, je le jure, est la pleine et entière vérité.”

Je la croyais sur parole. Ce que je ne parvenais pas à croire, en revanche, c’est la lâcheté du mari qui m’avait ainsi donné le nom de sa femme dans une liste de suspectes. Surtout, je m’aperçus - avec encore plus d’horreur il faut bien l’avouer - que je me retrouvais sans aucune piste viable. La veuve T…., qui sans doute avait deviné mon abattement, m’invita à déjeuner.

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