Chaussures

Publié le 08.01.2016

Cher journal,

Je recevais aujourd’hui un vendeur de chaussures itinérant. Je voulais lui fermer la porte au nez, mais sa morphologie si fine lui permettait de se glisser le temps de cette opération et je fus obligé de l’admettre dans mon salon, de le laisser s’installer, déposer sur les tables, les étagères de la bibliothèque, mon bureau et les rebords de la fenêtre toute sa gamme de soulier, si bien qu’on se serait cru dans une boutique. Il souriait, et le roulement de la peau sur sa gorge laissait deviner la marque du métier, comme les scribes développaient à force une bosse d’écriture sur le poignet, une espèce de corne vocale qui modulait son discours et régulait le cours de son boniment, filtrant les exagérations outrancières, mais laissant passer les propos raisonnablement flatteurs pour sa marchandise. Je tentais de lui expliquer que je n’avais pas vraiment besoin de nouvelles chaussures. Mais il s’esclaffa, m’assura que rien n’était plus faux, souligna le cuir fatigué de celles que j’avais aux pieds, voulut à tout prix consulter ma collection pour vérifier de lui-même. Tout cela, avec un naturel et il faut le reconnaître une curieuse, inimitable élégance qui rendait mon refus très difficile.

Je voulais gagner du temps, lui proposait du café. En prenant alors ma voix d’hôte le moment de cette suggestion, je soulevais sans le vouloir la paupière d’un de mes yeux intérieurs, et je me découvrais terriblement hypocrite - et sans doute, lâche : après tout, j’aurais pu lui donner l’ordre de déguerpir et le chasser à coup de bâton s’il n’obtempérait pas. Comme il acceptait ma proposition, je pus m’absenter et réfléchir. Un sourcil tout aussi intérieur que l’oeil de tout à l’heure se fronça en moi, et voulut défendre ma conduite; si je me montrais hypocrite, c’est que l’autre l’était tout autant, avec virtuosité même; et devant un tel numéro, je ne pouvais pas répondre autrement que par la même et fausse onctuosité. Bref, il s’agissait d’une simple question de politesse. Mais comme je versais le café dans les tasses, je me persuadais que la situation ne pouvait se rédoure ainsi; la politesse - cette religion à laquelle je crois fervemment et dont il me coûte fort de violer les préceptes - et l’hypocrisie se ressemblent souvent, mais on ne saurait les identifier l’une à l’autre de la sorte.

La politesse, le plus souvent, adoucit les choses ou égalise les armes, on la rejoint de façon raisonnable; l’hypocrisie, pour sa part, est contagieuse, on reprend celle de son vis-à-vis sans même y réfléchir. Je me figurais donc le marchand comme un pestiféré qui non content d’envahir de façon grossière mon domicile, venait propager, sans-gêne, ses germes infects dans mon environnement familier. Tu comprendras donc que je sois revenu dans le salon, mes deux tasses à la main, passablement énervé; et, marchant à pas furieux, voulant faire du bruit sur le sol, je renversais la moitié d’un café sur mes chaussures. Le commerçant, immédiatement, se précipita pour récupérer la tasse à moitiée vide, la réclama pour lui, et - comm on pouvait s’en douter - se lamenta de l’effet de ce type de fluide sur l’enveloppe fragile des chaussures. Il se tapotta le torse du doigt, et me dit qu’il s’en voulait bien fort; s’il n’était pas venu me voir ce matin, cet incident n’aurait jamais eu lieu. La moindre des choses était de me faire une offre des plus avantageuses sur l’un de ses meilleurs produits, une réduction qui lui coûtait fort mais qui s’imposait vu le préjudice qu’il m’avait causé.

Je contemplais un moment la possibilité de jeter à sa figure la tasse revenue indemene de mon trajet; et puis, par fatigue, et à vrai dire bien malheureux d’avoir défiguré mes chaussures, je me dit qu’après tout, une nouvelle paire, achetée avec une ristourne, qu’est-ce que c’était ? Le temps d’identifier ma pointure exacte, nous procédâmes à l’échange. Il remballa tout son équipement, et parti précipitemment chercher un nouveau client. Il n’avait même pas bu son café, ni moi le mien; le temps que je découvre ce gâchis, je vidais en les avalant d’un coup les tasses devenues froides. Toute la journée je me suis senti faux, et j’ai perdu la faculté de distinguer entre les beaux mensonges et leurs frères hideux.

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