Autorités

Publié le 03.02.2016

Cher journal,

Ce matin, j’ai reçu la visite de la police. Ils soupçonnent mon voisin du dessous d’exhibitionnisme. Je leur ouvre ma porte, ils montrent leur insigne, m’expliquent l’affaire en quelques mots et sans entrer dans les détails ni répondre à mes questions. Ils veulent savoir si je peux fournir le moindre témoignage qui confirme leurs soupçons. Il n’en est rien; ce voisin, je ne le connais pas, à vrai dire je le trouve même très discret. Le policier demande alors, repérant l’alliance à mon doigt, s’il pourrait parler à ma femme pour lui poser la même question. J’ai terriblement envie de le frapper. En fin de compte, elle est venue sur le seuil leur répondre qu’elle non plus ne pouvait pas les aider. L’un des deux hommes nous dit qu’il ne faut rien lui cacher. Je proteste et ils s’en vont. Suit une longue conversation avec Rt. Hon. sur la mauvaise réputation des forces de l’ordre.

Bien sûr, maintenant, chaque fois que je croiserai mon voisin, je me sentirai plein de gêne. Je devrais sans doute le prévenir; mais comment lui expliquer la chose ? Imaginons que la police se trompe, je ne saurais plus où me mettre; d’ailleurs, même si la police a raison, et qu’il proteste de son innocence - ce qui pourrait se comprendre, on peut commettre ces délits et avoir, malgré tout, une certaine forme de pudeur - je passerais pour celui qui a cru sur parole une calomnie, dont l’oreille s’ouvre toujours quand on dit du mal d’un de ses riverains. Et si jamais il est coupable, et qu’il le reconnaît ? S’il me nargue ? Oh, je n’ai pas peur qu’il se dénude soudainement dans l’escalier - mais s’il se lance dans une harangue contre les lois absurdes qui nous régissent et prohibent son comportement ? Si, en un mot, je me trouve forcé de décider entre, d’un côté, blâmer mes législateurs et aller dans le sens d’un individu dont le comportement, soyons honnête, m’étonne un peu; ou, de l’autre, défendre une prohibition contre celui qui en est frappé ? Tandis que je me dis tout cela, je m’aperçois à quel point mon relativisme en matière politique me rapproche, sur bien des points, de la lâcheté.

A cause de tout cela, je me mets dans la tête que je dois lutter contre cette redoutable habitude désormais mienne, par laquelle je me lave les mains d’une série de questions qui me paraissent futiles. Et je décide de prendre fait et cause pour un individu qui, à mon avis, rejoint la liste des victimes des persécutions policières. Je viens frapper à sa porte, et, sans attendre même ses salutations, je fonce d’un pas alerte dans son salon, et au moment où je m’apprêtais à lui claironner au visage que la police entend mener contre lui une campagne de harcèlement caractéristique d’un État tyrannique sans respect pour les libertés civiles, je découvre sur la table de son salon un képi de gendarme. Je balbutie. Il s’étonne. Je montre l’objet du doigt. Il m’informe, d’un ton un peu courroucé, qu’il sert les autorités de ce pays et, à ce titre, qu’il porte avec fierté l’uniforme, jusqu’au moment de rentrer chez lui. Puis, comme je reste sans voix à cette information, il me demande ce qui lui vaut le plaisir de ma visite.

Il n’est plus question pour moi d’aborder le sujet délicat qui m’amenait, et de lui faire part de ce qui se dit à son sujet. J’invente un outil qui me manque et dont je me dis que lui, qui me fait l’effet d’un bricoleur, possède sûrement plusieurs exemplaires. Il m’explique qu’il a horreur du bricolage et qu’il ne peut pas m’aider. Je ressors de chez lui mortifié. Je jurerai qu’en fermant la porte derrière moi le gendarme a dit en murmurant quelque chose comme : “On vit vraiment avec des détraqués”.

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