Montagne

Publié le 16.02.2016

Cher journal,

Je le cache à ma secte, mais je ne crois pas à l’idée que je suis une poussière destinée à redevenir poussière. Il ne s’agit pas d’une réaction d’orgueil de ma part - plutôt que je me refuse, plus raisonnablement, à prendre la métaphore au pied de la lettre. Pourtant, je sais d’expérience que presque tout peut se réduire en cendre, pour avoir vu même des montagnes s’effondrer de la sorte. Il y a quelques décennies, ce vieux fou de L. sur son lit de mort avait écrit un codicille in extremis par lequel il me léguait un de ses ranchs tassé au fond d’une vallée qui, quelques années plus tard, fût toute entière engloutie par l’érosion. Du jour au lendemain, le peu qu’il restait d’un sommet ordovicien se dissipa sous nos yeux ébahis. Une semaine auparavant, je me prélassais sur mon perron, laissant le travail aux anciens employés de L., qui connaissaient leur affaire bien mieux que moi, fumant des cigarillos et croquant du jujube importé au prix fort; le climat - ou plus probablement le tabac - me rendait poitrinaire, mais à part ça, j’avais la belle vie.

Ma carrière de rancher, comme toutes mes autres entreprises économiques animalières, tourna au désastre. Tout le monde pliait baggage, emportant dans les malles un peu de la brume graveleuse dans laquelle nous pataugions. On nous annonçait des tornades de poussières qui détruisaient tout sur leur passage et rendraient l’enclave dans laquelle nous nous trouvions inhabitable. Savoir que toute la région, et même au-delà, souffrait du même mal ne nous consolait guère. Les autres propriétaires terriens de la région se disputaient, et on me demanda de venir arbitrer une histoire de tracteurs à laquelle je ne comprenais rien. Finalement, l’un d’entre nous, qui portait une espèce d’ascot déjà démodée, la retira d’un geste théâtral et nous annonça que nous étions tous ruinés, qu’il fallait se faire une raison et que tous nos palabres ne rimaient à rien. Il partit en claquant la porte. Nous l’immitâmes assez vite. Les événements, l’air plus irrespirable que jamais, tout cela agravait mon mal et je me retrouvais complètement prostré.

La plupart de mes employés étaient partis dès les premières mauvaises nouvelles. Les quelques uns qui restaient se montrèrent singulièrement charitable envers le bon à rien qui s’était retrouvé à leur tête par un caprice testamentaire. Ils me secouèrent, me dirent que je ne devais pas rester là et m’engagèrent à partir avec eux. Le capital du ranch comprenait plusieurs Ford AA sur lesquels nous nous embarquèrent, poursuivi de près par la montagne devenue elle-même mobile et qui menaçait de s’effondrer sur nous au premier coup de vent. Les roues sur le sol desséché venait la nourrir de nouveaux nuages, mais nous nous en moquions bien. Sur le trajet nous croisâmes des journalistes, des employés du gouvernement, des agronomes. On leur jetait des pierres pour qu’ils nous foutent la paix. A leur tour, ils s’enfuyaient - Dieu sait où.

Je représentais pour toute la caravane en exode un poids mort. Je ne m’occupais de rien, et surtout pas de moi-même. La plupart du temps, je dormais à l’arrière d’un de nos véhicules. Je ne me nourrissais plus. Une jeune femme bien plus vive que moi qui parlait et drawlait tout le temps me prit en pitié et essayait de me forcer à manger. Une nuit, son mari qui ne voyait pas les choses de cette manière, me fît tomber discrètement et sans témoin hors de la benne pendant que la voiture roulait lentement, et je dégringolais. Je restais sur le bord de la route - dans un tel état d’hébétude que je ne me souciais même pas de savoir si on allait remarquer ma disparition et faire demi-tour pour me récupérer. Deux jours passèrent ainsi. La pluie mit fin au projet de déshydratation que ma volonté en pleine abdication complotait contre moi-même. A ce moment peut-être mon esprit lui-même ne valait guère plus que “la terre d’où j’ai été pris” - mais cette inertie n’a pas duré. Je repris la route à pied, trouvait refuge dans un autre convoi, où je m’efforçais cette fois de me rendre utile. Cela ne me réussit d’ailleurs guère plus - mais enfin, si une simple catastrophe peut abattre une montagne, il faut revoir l’étendue de ses espérances. Peut-être que redevenir poussière, c’est encore trop.

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