Légitimité

Publié le 26.02.2016

Cher journal,

Quand on commence à s’apercevoir de sa propre inconstance, il faut apprendre à reconnaître entre les véritables moments de reniements, et les oscillations naturelles - dresser l’emploi du temps des marées de son esprit. Par exemple, je crois que tout le monde subit, à intervalles plus ou moins régulier, des crises de scepticisme; un abandon total de certitudes, qui empêche de réfléchir d’une quelconque manière - et comme elles s’installent toujours en soi-même avec un jeu de miroir, on finit par douter de son doute, et ainsi toute autre forme de pensée est parasitée. Ces derniers jours, je me débattais vainement contre une de ces attaques qui accentuent chez moi une légère tendance paranoïaque; je vois dans tout mauvais geste un complot, dans toute erreur les signes d’une immense et inarrêtable décadence, et puis en tout ce que je pense, une accumulation d’inexactitudes.

Les gens qui ne sont pas casaniers, parfois, traversent leur maison et montrent du doigt tel ou tel meuble, telle babiole, tel livre auxquels ils croyaient tenir; et ils éclatent de rire, trouvent cela soudain ridicule, parfois le brisent ou déchirent. Ils voudraient déménager, partir aussi loin que possible ou au moins tout redécorer de l’endroit où ils vivent, mettant leur espoir dans la nouveauté quelle qu’elle fût plutôt que de rester un seul moment de plus dans une pièce identique à ce qu’elle était la veille. Les crises soupçonneuses opèrent d’une façon similaire, sauf que ce ne sont pas les meubles, les rideaux, l’emplacement même d’une maison qui font l’objet de cette fureur; à leur place, on s’en prend aux idées, aux souvenirs, aux expressions qu’on affectionnait. Mais détruire un bibelot au mur vous en débarrasse plus sûrement que détruire une idée. Le bibelot ne reviendra pas vous hanter, sinon par des regrets - et cela passe. Les idées, plus tenaces, se reforment d’elles-mêmes, et à peine les croit-on exorcisé qu’elles vous possèdent à nouveau. Alors les humeurs sceptiques n’ont pas même pour elle de servir une cause utile, puisque dans la plupart des cas, elles ne suffisent qu’à dépoussiérer brièvement un coin du cerveau, que viendra à nouveau habiter une colonie d’araignée.

J’étais en proie à cette espèce de crise parlementaire intérieure, sans m’en apercevoir immédiatement du reste, puisque le doute, idée qui chasse en vain les autres idées, n’entre lui aussi en nous que de façon imperceptible. Je marchais pour rentrer chez moi, cherchant à faire taire ce bruit permanent et j’atteignais l’intersection entre deux rues; là, j’évitais de justesse un homme lui-même sans doute aussi perdu dans ses pensées. Nous nous surprîmes mutuellement et sursautâmes avec une synchronisation que nous n’aurions pu reproduire. Tandis que je bredouillais des excuses, lui-même posa très brièvement sa main sur mon bras, par surprise et je crois sous l’empire du réflexe de protection qu’ont souvent les gens qui conduisent une voiture pour leur voisin immédiat. Après s’être excusé à son tour, il me demanda avec une étrange courtoisie si j’allais bien. A bien y réfléchir, la question était ridicule; il n’y avait pas eu de collision, et quand bien même !, deux piétons de notre cadence qui se catapultent l’un vers l’autre ne se feront jamais bien mal.

Mais cette marque d’attention inattendue et dont l’élément de surprise garantissait la sincérité fît disparaître d’un seul coup mes incertitudes. La meilleure des sollicitudes vient des inconnus complets. De même, lorsqu’on se retrouve membre d’une foule de badauds et qu’on sourit devant une situation quelconque, et que quelqu’un en face de soi sourit de même, une personne à qui on ne parlera pas, dont on ignore tout et dont on n’apprendra jamais rien, produit un étrange effet réconfortant. Le silence ou les paroles les plus banales, par leur efficacité brutale, déracinent d’un coup les fleurs de rhétorique que produit en abondance un esprit qui travaille contre lui-même.

Reste, puisque le doute, comme toutes les idées, demeure indestructible, à distinguer ce qui, dans toutes ces incertitudes et tout ce réquisitoire que je me formulais à moi-même, devait à tout prix être conservé, méritait l’écoute et pouvait être amalgamé au reste sans le paralyser définitivement. Là dessus, je demeurais incertain et condamné.

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