Résoudre

Publié le 27.04.2016

L'Art de la Vertu

Cher journal,

Il me semble en abordant la quatrième vertu distinguée par Franklin que ce diable a organisé son programme avec beaucoup de ruse. Il commande, après la modération, le silence et l’ordre de prendre des résolutions et s’y plier. Mais à l’évidence, c’est s’attribuer un satisfecit du simple fait de s’être engagé dans son projet, puisqu’il repose tout entier sur l’idée de prendre des résolutions. De la même manière qu’à bien y réfléchir, sa méthode consistant à distinguer des périodes à consacrer à chaque vertu témoignait déjà d’un certain respect de sa définition de l’ordre.

Mais enfin, plutôt que me moquer injustement de lui, il faut tout de même que je reconnaisse que certaines de mes critiques à son endroit ne se justifient pas toujours : car voici une vertu que mon modèle a pensé immédiatement sans tournure négative, contrairement à ce que je lui reprochais. Du reste, résoudre quelque chose doit être une vertu qui vient aisément : je suis toujours frappé du nombre de personnes qui prennent des résolutions - quand l’expérience nous apprend pourtant si vite que le plaisir fier de tels engagements se paye, avec les intérêts, quelques semaines plus tard, quand lassitudes et habitudes reprennent leurs droits naturels sur nous, et que nous constatons que nous sommes incapables de tenir un contrat où nous assurons les deux parties.

Lors de ma première épreuve, je voulais me déprendre de ma volonté; celle de la résolution, au contraire, m’invite à ne pas lâcher la barre. Or c’est un trait manifeste de ma personnalité, et une faiblesse que je partage là encore avec beaucoup, que de remettre à plus tard telle ou telle corvée. Mais je sentais confusément que je me contentais de peu. Car oublier de renvoyer un formulaire, remettre un rendez-vous chez le dentiste à plus tard, autant de manquements condamnables, bien sûr; mais au-delà, un esprit par trop vélléitaire m’amène trop souvent à prendre mon existence du moment comme un lot que j’ai reçu plutôt que comme un produit de mes efforts. Contre cette tendance fataliste, il m’a paru que je devais m’assurer non simplement de prendre des résolutions et m’y tenir, mais aussi de ne pas me retrouver à entreprendre une vaste action sans avoir, auparavant, pris expressément la décision de la mener à bien. Ce qui est une manière de refuser toute habitude et un projet insensé.

Cela ne m’a pas empêcher de décider ce matin de quitter, une bonne fois pour toute, la Communauté - puisque depuis quelques jours je ne faisais que pester contre son existence et que je n’y appartenais plus que par héritage. Je suis allé voir le premier d’entre nous pour l’en informer. Je craignais de céder aisément au premier argument pour me dissuader. Les grandes décisions se présentent sous deux formes: certaines sont naturelles, et semblent l’oeuvre d’une instance supérieure de nous-mêmes; d’autres sont construites par l’artifice et ne peuvent être maintenues que par un effort constant. Quant aux premières, je ne sais pas si on peut les qualifier de résolutions réelles, elles ressemblent plus à l’exercice d’une vélocité en nous-même que l’on ne peut plus arrêter et qui d’une certaine façon nous échappe; on ne peut du reste les invoquer à loisir; elles ne sont de grandes décisions que parce que nous en sommes intimement convaincus. Je me trouvais bien sûr dans le second cas, et donc encore très influençable. Le princeps de la Communauté, fort heureusement, ne sut comment me prendre et me hurla dessus dès l’annonce de la nouvelle. Finalement, après beaucoup d’époumonnement, il tenta quelques arguments et diverses formes de flatterie. Comme je ne flanchai pas, il s’écria : “Mais comment ferons nous pour les soupes ?”. Je lui tendai alors un rapport complet sur cette épineuse question, estimant que cela me libérait de toutes mes obligations.

Il regarda rapidement mon dossier, et je suppose qu’il n’y trouva pas à redire. “De toute façon, la soupe en sachets, je trouve ça dégueulasse.”, conclut-il avant de me mettre à la porte de son bureau, non sans m’avoir reproché de ne rien respecter, de ne pas comprendre le projet dans lequel nous étions tous engagés, et de “mettre fin à une histoire avant qu’il ne soit temps d’en écrire la conclusion”. Je suppose qu’au pire, cela en fera un conte moral. J’ai récupéré mes affaires et m’en suis allé dans une indifférence assez générale.

Il me restait encore tant de devoirs qui exigeait d’être rempli et de décisions à prendre, que je crains n’avoir quitté la Communauté que pour avoir un prétexte : après une si grande résolution, me suis-je dit, je peux me reposer un peu et estimé avoir suffisamment acquitté ma dette envers moi-même et mon projet. Sans doute ne cesserais-je jamais tout à fait de négocier avec moi-même, d’obtenir des relâches indues, et de compromettre toujours. Ou encore, cela est une vertu à acquérir, qui ne figure pas dans la liste de Franklin. Sa liste, décidément, ne me convient pas.

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