Nettoyer

Publié le 13.05.2016

L'Art de la Vertu

Cher journal,

Franklin semble croire qu’il existe un ordre idéal dans lequel pratiquer les vertus, la maîtrise de l’une facilitant l’acquisition de l’autre. Je peine à comprendre pourquoi il place la recherche de la propreté, qu’il définit uniquement comme une lutte impitoyable contre la saleté, si loin dans sa liste. Il ne me semble pas que cette vertu réclame tant d’efforts ou d’expérience; mais peut-être est-il plus facile de se concentrer sur les grands nettoyages une fois qu’on a mis de l’ordre, qu’on s’est armé de résolution et que l’on est en paix avec la majorité de ses semblables. Ou sans doute, dans toutes ces histoires qui montrent des personnalités fragiles au bord de l’explosion gratter frénétiquement, l’éponge à la main, les surfaces de leur appartement, on doit trouver un fond de vérité. Peut-être que Franklin, malgré ses vantardises, n’eut guère plus de succès que moi dans ses exercices précédents et, en désespoir de cause, vidangea sa frustration dans l’huile de coude.

Je suis un peu limité, en la matière, par mon bras dans le plâtre. J’avais pris la décision de raser ma barbe paresseuse; avec le seul secours de ma mauvaise main, je suis surtout parvenu à taillader mes joues de toute part. Puis Rt. Hon., qui en matière de projet personnel a rencontré ces derniers jours des succès bien plus brillants, est venue me chercher, m’a ramené de force à notre domicile d’origine, bien loin de tous les phalanstères où je m’étais égaré.

Comme pour le désordre, entraîner son oeil à repérer le moindre soupçon de saleté fait rapidement perdre la raison. Cédant à ma nature vélléitaire, je voulus prendre rapidement l’injonction de Franklin dans un sens plus métaphorique, et malgré quelques efforts de ménage dont le résultat ne fut pas à la hauteur de mes espérances, je me réfugiais assez vite dans un examen personnel. Parfois, lorsque par un effort de volonté, je tente de m’arracher aux courants que ma pensée empreinte par la force de l’habitude et l’hydrologie de ma cervelle, j’imagine que j’allume à l’intérieur de moi les ventilateurs d’une soufflerie qui déchirent les toiles d’araignées stagnantes dans mon esprit. Cette image me rassure ou me galvanise un moment mais ne suffit guère. Je trouve très curieuse cette façon que l’on a parfois de voir un compromis, une tare ou un échec comme une tâche sur soi-même; et bien souvent, on ressent le désir de se laver en pareil cas. Cette réaction trahis notre espoir de sortir de nous-même et donner à toute cette pesante enveloppe le coup de chiffon salvateur qui ferait oublier les mauvais traitements auxquels nous nous sommes assujétis.

A force de vouloir reconnaître à toute crasse une espèce de valeur documentaire, je finirais par donner l’impression de rejoindre le concert contemporain des adversaires acharnés de toute forme d’hygénisme, ou plus probablement de chercher des excuses pour me soustraire aux corvées d’entretien. Sans doute entre-t-il un peu des deux dans ma réflexion.

Il reste une espèce de contraste que je ne m’explique pas, dans l’état d’esprit et l’humeur que peuvent engendrer ce type d’activité. Lorsque ce sont des objets ou des pièces qu’il me faut briquer, bien souvent, je me sens victime d’un accès soudain de tristesse dont la cause m’échappe; tandis que lorsque je me livre à ma propre toilette, je suis presque toujours joyeux. Tu pourrais, cher journal, soupçonner que c’est une preuve de mon narcissisme, et que je préfère m’occuper de moi-même; et depuis plusieurs semaines que je t’expose sans ménagement mes états d’âmes et mes problèmes les plus futiles, je ne pourrais t’en vouloir de ce reproche. Mais je ne crois pas à une explication si simple.

Tout le travail de ces derniers jours, résumé par le plus récent, tous ces efforts pour rendre mon âme plus propre, me paraissent toujours plus inutiles. Je ne tiens que par fierté et par désir de conclure.

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