Abstenir

Publié le 19.05.2016

L'Art de la Vertu

Cher journal,

Me voici bien embarrassé. Ma politique habituelle et puritaine, à ton endroit, consiste à t’épargner autant que possible les détails graveleux et les propos de carabins; aussi je ne mentionne jamais les “veneries”, les affaires de Vénus, domaine dans lequel Franklin recommande d’éviter les abus. Mais, puisque je veux faire un compte-rendu aussi fidèle que possible de mes efforts pour suivre sa méthode, je vais devoir m’exprimer un peu sur ces sujets - sans pour autant transiger avec mes principes.

Je ne peux pas prétendre avoir beaucoup à dire en la matière. L’homme qui aposa sa signature bouclée à la déclaration d’indépendance des Etats-Unis et dont je me sers pour quelques jours encore de boussole souligne, sans grande originalité, que la recherche excessive de ces plaisirs nuit au métabolisme, à la réputation et enfin à l’esprit. Mon mode de vie n’a jamais, me semble-t-il, menacé les deux premiers. Mais l’esprit, quoiqu’on en dise, est plus faible que la chair, et dispose de ses propres lupanars. Mon but de ces deux derniers jours fût donc de bannir toute pensée grivoise ou lascive. Je sais bien que mon projet, à l’origine, cherchait à trouver une définition positive pour chacune des vertus auxquelles je m’essayais, mais en la matière, je ne crois pas possible d’en trouver, et la chasteté me paraît se définir avant tout par une privation.

Après quelques heures, je constate que l’exercice ne présente pas de difficulté particulière. Mais tout censeur - même de lui-même - voit des double-sens, des insinuations et des tentations là où il n’y a rien, et j’ai voulu, quitte à tomber dans ce piège, chercher à la racine même, et combattre chez moi les éléments même qui tendent à exacerber mon désir. Selon cette méthode, et cherchant à m’armer d’autant de lucidité que possible, je pense que ce qui m’affecte et que je réprouve le plus vient d’une tendance à érotiser les expériences passées. Je dissocie si naturellement ma mémoire de toute forme de réalisme que je n’essaie guère plus de la corriger et de la rappeler à une réalité qui, pour sa part, a échappé avec le temps; comment pourrais-je, dès lors, empêcher mes souvenirs de baigner dans une sensualité permanente ? Je suppose que cela doit me ranger, comme tout un chacun, dans une pathologie régressive quelconque. Bien sûr, ce regard particulier sur le passé explique en grande partie ton existence même, et je ne peux le réprimer totalement sous peine de te condamner.

Il m’arrive cependant de craindre cette tendance et d’avoir peur que mes réactions ne soient pas accrochées au temps présent. Mais il me semble que ma bégueulerie risque de me rendre obscur à mes dépends: je ne suis pas en train de confesser que je relis mes souvenirs à une lumière pornographique - je souligne simplement qu’il existe chez moi - et je pense chez tout le monde - une passerelle entre la mémoire et le désir. La majorité des gens retrouvent, dans un événement de leur enfance, l’origine d’une faiblesse pour tels ou tels accoutrement, geste, teinte. Ce n’est généralement pas l’occurrence en elle-même, la plupart du temps infime et sans ambiguïté, qui explique le phénomène, sans quoi il me semble que nous vivrions tous dans un infantilisme perpétuel. Je crois au contraire que nous nous livrons à une espèce de commémoration intérieure, à une volonté de conserver précieusement telle ou telle impression rare ou inédite jusqu’alors. Ainsi, les attirances et les désirs ne naissent pas d’une expérience, mais de notre découverte que l’expérience peut être reproduite par la simple mémoire. Dès lors, tout effort pour se souvenir, quel qu’il soit, risque d’être la recherche d’un plaisir sensuel - même dans le cas des souvenirs désagréables, qui doivent venir gratter nos cordes masochistes. D’où le péril contre lequel je voulais me garder; tout accès à ma mémoire menace mon voeux de chasteté, heureusement si bref !

la pratique de la chasteté telle que je la comprends me paraît donc avant tout la pratique du présent - ne pas chercher la rétrospection pour les raisons que je viens d’évoquer, et ne pas envisager l’avenir, endroit périlleux toujours plus ou moins habité par nos phantasmes. Je crois pour une fois être à peu près arrivé à m’y tenir (malgré quelques moqueries de Rt. Hon., fort heureusement occupée à d’autres choses ces deux derniers jours), mais je ne peux pas rester dans cet état d’amnésie volontaire plus longuement.

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