Fenêtre

Publié le 07.06.2016

Cher journal,

Son appartement donne sur une grande avenue qui se remplit et se vide par à-coups. A chacune de ses invitations, le plus souvent sous la forme de raouts pour lesquels il semble avoir une prédilection qui m’échappe, il m’accorde parce que c’est le plus délicat des hommes une pause de quelques minutes entre nous, à la fenêtre, où nous pouvons discuter paisiblement avec sous nos yeux cette artère mystérieuse où les voitures roulent à leur rythme discontinu. Il parle doucement, d’une voix particulière qui rendrait fou un oscillogramme, et je finis par confondre l’avenue et les cordes vocales qui produisent la stridence et les basses alternées de ses phrases, accordés dans leur débits désordonnés.

L’embarras survit et mute, en créature sociale assujettie aux hypothèses de Darwin, pour prendre des formes qui échappent à l’inventaire; mais le plus excellent des hommes dont je parle ici, en proie à de terribles gênes, doit en connaître la majorité. Peut-être est-ce la cause profonde des inflexions de sa voix, car elle doit se débattre pour sortir enfin et lui donner la parole. Par un contraste étonnant, ses invités au contraire relèvent souvent d’un naturel nettement plus assertif, de ceux qui écartent un argument d’un geste de la main ou d’un paradoxe bien manié - ce qui fait qu’on rencontre aisément chez lui de ces personnages brillants mais insupportables. L’orgueil autant que la modestie m’obligent à reconnaître que je dois moi-même appartenir à cette galerie qui profite ainsi de son hospitalité. Mais patiemment, il se brave lui-même autant que ses interlocuteurs, et répond avec sa mesure inégalable aux affirmations les plus outrées - heureusement secondés, le plus souvent, par quelques autres d’un tempérament plus calmes.

Je crois pouvoir refaire par la mémoire la majorité de nos conversations de fenêtres, quand bien même certaines seraient bien tardives et nous voyaient tous deux un peu ivres. A chaque fois, je retrouverais son tact et sa profondeur naturelle - et le sentiment mesquin que je peux à l’occasion ressentir, l’extrême jalousie devant cette excellence, cette délicatesse qui me fait défaut, impression que je tue rapidement car si je suis encore capable de sentiment d’amitié, ils doivent se concentrer essentiellement sur cet homme inégalé, celui-là qui qui au milieu d’une guerre civile continuerait à manifester sa mesure et sa bienveillance, à laisser sa porte et ses oreilles accessibles à des gens avec qui il ne serait pas d’accord. Je ne sais pas s’il existe vraiment, comme certaines tournures l’affirment, des esprits ouverts et fermés; mais il existe indéniablement des êtres comme lui, qui sont des clefs vivantes pour toutes les formes de cervelles.

S’il m’arrive en société de faire le paon, à ma grande honte !, je suis tout de même facilement sujet à une gêne aux proportions inverses; et c’est sans doute pour l’outrepasser que je prends les choses à la blague, et parfois m’engonce dans des propos excessifs que je regrette fatalement le jour d’après. Lui-même me confessa plusieurs fois craindre toujours, le lendemain de ses fêtes, d’avoir mal agi ou parlé - le malheur d’un esprit en dentelle comme le sien, si sensible qu’il ne réalise pas même ses qualités, et que précisément, il ne tombe jamais dans cet excès qu’il redoute. Sa peur le rend donc bien plus raisonnable que la mienne; mais parce que nous avons le même ennemi intérieur, nous nous sommes retrouvés récemment à rivaliser d’égards l’un pour l’autre, et d’être tous les deux aussi mal à l’aise malgré ou à cause justement de cela. Je crois l’avoir mis sans réfléchir dans une situation des plus gênantes, le forçant à me donner un avis et à prendre le risque de me blesser; mais peut-on dire aux gens qu’on abdique, pour eux et presque eux seuls, son sentiment de vanité ? Peut-être faut-il l’avoir abandonné au point de ne plus même ressentir de gêne, au point de pouvoir faire un tel aveu, et je suppose ne pas en être encore là.

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