Araignées

Publié le 06.09.2016

Cher journal,

Pour revenir chez moi, hier, je suis passé par une petite rue aux trottoirs si étroits qu’on y est contraint de marcher en file indienne. J’entends derrière moi une femme au téléphone. Elle semble planifier un voyage. Elle demande à son interlocuteur s’il est possible de mettre en place “un parcours d’aventure”. Je me demande dans quelle mesure cette expression n’est pas un peu contradictoire. Elle explique souhaiter faire, entre autres activités, du tir à l’arc et de l’escalade - tout cela demandé sur un ton d’une extrême politesse. Je n’aime pas beaucoup entendre les conversations téléphoniques; surtout parce que je ne peux guère m’empêcher de les écouter. Je voudrais bien m’éloigner et échapper ainsi à ma propre indiscrétion, mais je suis bloqué par une autre femme, qui marche devant moi. Je m’aperçois qu’elle téléphone également - sans doute à quelqu’un d’extrêmement bavard puisqu’elle ne dit rien elle-même. Comme je me fais cette réflexion, elle prend soudainement la parole : “Ce dont ils ont peur, c’est que leurs parents ne les aiment pas.”

Parle-t-elle de l’espèce en général - et si oui, de laquelle ? De la nôtre, j’imagine ? - ou d’enfants bien particuliers ? Et qui donc laisse tomber une formule aussi lapidaire sans la justifier quelque peu ? J’aimerais plus de détails. Ou au moins, encore, fuir : mais me voilà bien coincé entre deux piétonnes; et pour m’occuper, j’écoute ce qu’elles disent. Celle qui se trouve devant moi semble à l’entendre, travailler comme psychologue pour enfant ou un métier de ce goût là; elle cite abondament les essais sur le sujet, dont les noms ne me disent rien. Celle derrière continue à planifier son escapade sportive. Au bout d’un moment, les enfants terrorisés de la première se mêlent au programme de la seconde dans ma tête embrumée, et j’imagine un groupe abandonné dans la jungle, abandonné par des parents indignes, qui survivent tant bien que mal, doivent pour des raisons qui échappent à mon imagination survivre en pratiquant le tir à l’arc et l’escalade, et disposent comme seule assistance d’un talkie-walkie, où de temps à autres, résonne la voix apaisante d’une psychothérapeute.

J’envisage de doubler en marchant sur le milieu de la rue. Je m’aperçois que deux ou trois personnes sont déjà en train de faire cette manoeuvre, car nos pas de sénateurs encombrent le trottoir. Parmi les doubleurs pressés, un homme au téléphone lui aussi parle d’araignées; il semble vouloir persuader la personne au bout du fil que ces créatures ne peuvent pas être considérées comme nuisible. Il s’écrit : “Mais non, voyons, c’est une légende urbaine !” et je devine ce qu’on vient de lui dire, car j’ai déjà eu moi-même cette conversation avec Rt. Hon.: que pendant notre sommeil, on avale deux à trois araignées par an. A vrai dire, je ne me souviens plus comment j’ai appris que c’est faux; et pris d’un sentiment de déjà-vu, je me demande si je n’ai pas déjà entendu quelqu’un s’en prendre à ce mythe au téléphone - et je lui ai fait aveuglement confiance.

Me voici donc à peupler la jungle imaginaire d’araignées - dont je ne sais plus à vrai dire, si on les avale ou non, ni du reste si elles sont comestibles. En fin de compte, les trois conversations téléphoniques s’arrêtent presque simultanément et tout ce petit monde accélère sa marche. Je me retrouve empêtré avec les lambeaux de leur conversation, et je deviens le seul à ralentir tout le monde derrière moi. En revenant à la maison, je monte sur une chaise, avise un coin de mur où j’ai laissé s’étendre une toile sans réagir; je m’empare d’une araignée et la gobe sans réfléchir. Le goût me paraît quelconque.

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