Stylite

Publié le 30.09.2016

Cher journal,

Hier, je passai dans une rue familière mais la trouvai en plein incident. À quelques dizaines de mètres de ma position, un camion de pompiers et une ambulance stationnaient. Au dessus du premier se dressait une colonne monumentale, un bras mécanique déployé pour atteindre le dernier étage d’un immeuble; les gyrophares coloriaient sa base et le sommet négociait entre de beaux nuages dessinés comme dans les tableaux et rosis par le soir. Un passant distrait aurait pu se croire transporté sur la place Vendôme ou de Traflagar. Au sommet de la colonne on distinguait vaguement - je ne suis qu’un médiocre témoin, car je me trouvais à double distance, aussi bien sur l’axe horizontal des mammifères terrestre que sur celui qui nous sépare des oiseaux - un brancard blanc, d’où se dégageait une forme humaine qui semblait écrasée sur sa couche. Avec peine, elle tendait un bras vers le ciel, ce qui donnait au tout l’allure d’une pièce-montée d’un goût un peu macabre.

J’envisageais de me convertir un moment à la religion des badauds et d’assister à la probable Ascension inversée qui ne pouvait manquer de se produire. Mais pour des raisons que j’ignore, défaut technique, obscurité médicale ou goût soudain du patient pour cet exercice de voltige, ce ballet demeura immobile pendant les cinq minutes d’observation que je lui consacrais. La main tendu dans les airs persistait dans sa crispation - et je me demandais si les secours n’étaient pas arrivés trop tard, si, isolé des vivants dans les airs, ce n’était pas un cadavre que je regardais, arrêté par la rigor mortis dans une posture des plus théâtrale. Mais je crus la voir bouger un moment, ce qui me rassura un peu.

J’aime particulièrement cette rue parce qu’elle passe par presque toutes les nuances du gris, entre la pierre ravalée de frais et celles qui, au contraire, se ternissent de jour en jour depuis plusieurs années. Mais l’arrivée des urgences impose des couleurs plus immédiates et moins profondes, le rouge et le bleu des gyrophares, l’orange des plots posés sur la route, et l’indécrottable blancheur des hôpitaux, de leur véhicules et de leurs draps. Même le gris métallique de la grue jurait avec ses cousins lointains des façades.

Je repris mon chemin, qui m’amenai à passer au pied du camion, toujours immobile. Les pompiers au sol discutaient de choses et d’autres, se faisaient des plaisanteries, et selon toute évidence attendaient quelque chose, l’ordre ou l’instruction qu’un planificateur tâtillon avait rendu obligatoire avant qu’ils ne puissent rétracter leur appareil. Une infirmière rangeait l’arrière de l’ambulance. Sur le siège du conducteur, un de ses collègues téléphonait, probablement avec la voix puissante qui pourrait débloquer enfin cette étrange situation. Je décidais que m’attarder reviendrait à manquer de respect au pauvre corps paralysé entre terre et ciel, qui ne méritait pas demeurer sur ce présentoir une seconde de plus. Je préférerais encore mourir parce qu’on a pris l’escalier.

Entrée suivante Entrée précédente