Liquidité

Publié le 18.10.2016

Cher journal,

Si on procédait avec les gabarits humains comme pour les poids bien alignés à côté des balances, ou comme par le passé avec les mesures de grain que l’on creusait dans la pierre, je me retrouverais sans doute parmi les bons derniers du classement. Mais quelle importance, au fond, que mon apparence chétive - passé la barrière de la peau, les corps sont identiques par leur immensité. Si maigrelet puis-je paraître, je forme un océan à l’intérieur, dont l’anatomie n’a pu qu’entamer une cartographie complète. Et combien de siècles que j’ai pu passer à me naviguer moi-même, je ne peux me prévaloir d’aucune certitude sur les caps à tenir. Lorsque j’avale un médicament, je jette une bouteille à la mer. Et si je n’ai pas renoncé à comprendre de quelle manière je pense - sinon, je ne continuerais pas à t’écrire - je crois que je ne nourris plus d’espoir sur tout le reste de mon métabolisme. Sur ce point, je laisse l’arbitraire triompher.

Certains disent ne pas aimer leurs corps - mais ce n’est pas là mon problème. Je n’ai pas de sympathie pour lui, et il me le rend férocément; à vrai dire, je ne lui prête attention que dans ma recherche du confort, et plus encore, dans ma fuite de la douleur. Il me semble n’être qu’un collègue dans l’existence, avec lequel j’entretiens les relations professionnelles obligatoires. Plus que la beauté, la grâce ou la puissance des autres corps que le mien, je jalouse surtout la familiarité à laquelle d’autres semblent parvenir si aisément. Je t’exposais quelques mois auparavant mon manque de goût pour le sport; mais j’aime beaucoup regarder les athlètes de toute sorte, même s’ils se livrent aux jeux les plus absurdes, car ils semblent jouir de ces liens qui me font défaut. Il faut du reste sans doute atteindre leur proximité avec son enveloppe pour la maltraiter comme ils font.

Ces pensées m’occupent en ce moment pour une seule raison: depuis quelques jours, je subis divers maux, que je crois tous liés à une dent cariée. Mais la douleur a horreur de rester immobile; elle semble vouloir voyager partout, visiter chacun de mes organes autant que mon squelette. Elle aussi se retrouve balotée sur l’océan - ou peut-être est-elle la source même des agitations qui le traverse, mais elle choisit de voyager sans boussole. A vrai dire, il me semble parfois que les douleurs connaissent et habitent notre corps mieux que nous le faisons - et si, dans bien des cas, elle ne nous dépossédait pas de nos capacités d’attention, nous serions peut-être admiratif de leur virtuosité ou de leur éloquence.

Cela ne m’empêche pas de me réjouir, malgré la perspective de la seringue qui creusera les falaises de mes gencives, de l’anesthésie à venir ! Peut-être faudra-t-il même retirer l’un de ces fossiles encombrants. Je demanderai au dentiste de me le confier, et l’accrocherai comme une prise de premier choix, sur les murs du salon.

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