Abrogation

Publié le 19.04.2017

Une chronique italienne

Cher journal,

Les autorités du grand duché de Toscane, son trop jeune souverain et ses très sagaces conseillers, se souciaient beaucoup de se mettre à la page d’alors, où plusieurs siècles de gommes avaient effacé les scholies du Studium Generale pour les remplacer peu à peu par les calculs des savants des nouveaux siècles, là où d’autres avaient dessiné des anges tirant des diablotins par la queue, dans les mêmes marges où pendant quelques années de grands érudits avaient inscrits d’étranges signes tirés de la Kabbale, depuis remplacés par les traits plus orthogonaux des arpenteurs, des urbanistes et des agronomes. Parmi les nombreuses réformes passées au nom de Léopold Ier s’en trouva une qui devait me donner de quoi vivre pour quelques années, le recours si terriblement moderne aux impôts directs et la suppression de la Ferme Générale créée presque trente années auparavant.

Je n’étais moi-même à nouveau Toscan que depuis peu mais je trouvais le pays fort changé en deux siècles. Les réformes s’y succédaient, avec le souci perpétuel de la bonne administration et de la prospérité retrouvée; mais elles s’accompagnaient d’un nombre toujours croissant de gens d’armes, de rumeurs de la plus grande fermeté - tout cela sans vraiment venir à bout des innombrables trafics, contrebandes et fraudes, base constante des échanges. Pendant des années, les indiennes, les salaisons, les soieries, ce qui se mange, ce qui se boit, ce qui se fume, ce qui se porte, et toutes les denrées pour lesquelles existaient une foule de tarifs, circulaient dans le pays en titubant aux rythme de la science locale par laquelle on savait contourner les douanes et les octrois.

Les plants Habsbourgs avaient eu bien du mal à être transportés sous le climat florentin. L’administration s’épurait régulièrement de tel ou tel roublard, menteur, voleur, fourbe, et tout autre adjectif par lequel on désignait les citoyens de l’ancienne République, pour les remplacer par une foule d’étrangers - Lombards, Autrichiens, Français. Il ne fallut au reste que quelques années pour découvrir que la rapacité prospère dans tous les pays, et que de nouveaux abus soient commis par les expatriés; mais ceux-là, on pouvait les chasser avec plus d’aisance. Comme on découvrait chaque jour de nouveaux arguments contre les gabelles, les douanes, les octrois en tout genre, et qu’on imaginait les progrès fabuleux que leur suppression ferait faire au commerce, aux arts et à l’industrie, des cohortes de physiocrates appelèrent une nouvelle liasse de réformes.

Il convient d’affirmer en toute honnêteté que je ne disposais d’aucune des compétences requise pour exercer la charge de chancelier du fisc toscan. Je doute à vrai dire que quiconque ait pu l’être, tant le système d’imposition du pays défiait la compréhension. Outre la multitude des gabelles, des collettes, et des impôts sur feux et sur lieux, les modalités même de leurs prélèvements variaient selon les provinces et les années. Et on devait ajouter à cela les quelques personnages et régions exceptionnellement exemptés. Quand je commençais à étudier un peu les raffinements de cette architecture complexe, les plus anciens m’expliquèrent pourtant que, grâce aux excellentes mesures du Grand Duc et de son père, le système actuel était d’une simplicité enfantine comparé aux décennies précédentes.

Par chance, mon recrutement ne se fit pas sur mon mérite personnel. À cette époque éclairée, on s’accomodait fort bien de cette triste vérité, qui veut que la compétence est une denrée rare et qu’on ne peut en faire le seul critère par lequel on confie un emploi; mais peut-être manquait on encore de discernement dans les autres critères de sélection possible. Lorsque je fus reçus par un conseiller de l’abbé Pompeo Neri, l’homme de confiance du Grand Duc, il me demande simplement si l’appât de l’or n’exerçait pas sur moi un trop grand effet. Je protestais vigoureusement de mon incorruptibilité et lui remettait, en gage de ma bonne foi, une bourse que j’avais à ma ceinture pour montrer le faible attachement que je portais pour les questions financières. Cette contribution me valut d’obtenir ma charge et un bref entretien avec l’immense ministre.

Entrée suivante Entrée précédente