Famille

Publié le 21.04.2017

Une chronique italienne

Cher journal,

En quittant les Marches, depuis les collines d’Urbin, passée sa soeur Urbania, on doit pour se rendre en Toscane franchir les Apenins. Il ne devait y avoir que 2 ou 3 lieues de montagnes à traverser, mais c’était un territoire difficile, pays de loups, de bergers et de contrebandes. Le voyageur fait d’ordinaire halte dans la vallée de la Métaure, à Borgo Pace, dernier village qui s’attache aux États du Pape sur ce chemin. De là il faut une bonne journée, par temps ordinaire, pour atteindre la vallée du Tibre, la Valtiberina. En la descendant, avec précaution car la route n’est pas des meilleures, on peut distinguer au loin les anciennes terres étrusques, qu’on dit pleines de sorcelleries. Mais on voit avec bien plus d’aisance le lac de tuiles oranges de Borgo di San Sepolcro, et le modeste clocher de son duomo. Isolé du reste de la Toscane, la ville avait conservé ses moeurs aristocratiques, et il ne s’y était pas formé, contrairement à la plupart des autres villes de la région, un peu de ce sédiment républicain que le Grand Duc voulait décaper.

Vers l’ouest, il y avait alors deux routes, l’une mauvaise, l’autre exécrable, qui amenaient toutes deux dans les territoires marécageux d’Arezzo. En prenant la pire, puis en tournant vers la fin de la matinée par une petite allée taillée entre les ormes, on arrivait enfin sur les terres du comte Pagliadora; après une bonne heure de marche, une fourche divisait le trajet, dont l’une des branches amenait au village, et l’autre à la vieille villa.

Comme les exemples fameux de Saint-Germain et de Monte-Cristo nous l’enseignent, rien n’est plus facile à fabriquer qu’un faux Comte et chacun se trouve autorisé à se méfier, surtout dans ces terres où pendant longtemps le pouvoir appartenait au popolo, du nom et de la blasonnerie de ces petits aristocrates des montagnes. La noblesse toscane possédait l’essentiel des terres du pays, mais elle ne s’en occupait presque jamais elle-même, préférant vivre à la ville; l’apparente misanthropie de Pagliadora ne rassurait guère quant à la véracité de son titre. Moi-même, je n’avais jamais entendu ce nom lorsque je travaillais pour la République. Mais on trouverait, dans les archives de l’Ordre de Saint-Étienne, la mention d’un commandeur Pagliadora qui s’était illustré à Lépante, ainsi que la preuve que ses descendants avaient tous été chevaliers comme l’était le seigneur d’alors. Les mauvaises langues diront que beaucoup de négociants avaient profité de cet ordre pour se faire reconnaître une noblesse qu’ils ne tenaient d’aucune ascendance, à tel point qu’il fallut sévir après quelques décennies et demander de meilleures garanties à ceux qui voulaient y entrer. Il n’empêche que ni les restrictions ultérieures, ni la grande réforme de l’aristocratie vingt ans auparavant, n’avaient eu à redire aux prétentions nobiliaires de la famille.

Si son passé n’en restait pas moins un peu obscur, chacun connaît certainement le destin tragique de la descendance de Galeazzo Pagliadora. Mais cette chronique, au risque de te décevoir, cher journal, ne traite pas du mariage infortuné de sa fille Eleonora et de la façon dont celle-ci étrangla avec ses propre cheveux son abominable mari, ni comment la cour jugea qu’il fallait l’exécuter pour lui apprendre à avoir voulu appliquer la loi du talion; et il ne sera pas plus mention de l’incroyable Violante Pagliadora, qui joua le rôle que l’on sait lorsque Napoléon fit de cette région le département de Trasimène; ni, enfin, de la façon dont les Gatia-Avenari ruinèrent la famille et en rachetèrent toutes les possesssions. Il serait tentant, bien sûr, de faire un beau portrait des épousailles de l’aînée; de raconter comment, enfant déjà, la cadette manifestait d’incroyables dons de l’esprit; et de souligner que dès cette époque, un monsieur Avenari faisait signer au comte des contrats qu’il aurait gagné à lire avec plus d’attention. Mais j’ai beau avoir promis de ne jamais dire la vérité, je ne voudrais pas mentir à mon profit et faire croire que j’accordais alors une grande attention à tous ces signes avant-coureur et que je devinais ce qui allait se produire. Comme on le verra, mon attention se portait sur d’autres sujets.

Mais peut-être devrais-je, en revanche, expliquer pourquoi j’ai raconté le trajet depuis Urbin alors que je venais de Florence. Tout simplement parce qu’avant de passer par là, on m’avait demandé de venir réclamer une dette à une famille de Bologne, puis de gagner les Marches par la Romagne, descendre à Urbin pour y récupérer un jeune et turbulent étudiant en droit, qu’il fallait ramener à sa famille.

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