Exécution

Publié le 18.01.2018

Cher journal,

Mes activités d’alors exigeait une certaine discrétion; je vivais du coup à quelques jets de pierres de la ville, passé les murs. Le même chemin de terre qui amenait chez moi pouvait tout aussi bien, si on continuait sans bifurquer vers ma maison, conduire à la maison de J., l’exécuteur des haute et basse justices. La charge se transmettait dans sa famille depuis plusieurs générations et, quoiqu’on puisse penser de ces œuvres, n’en était pas pour autant un mauvais bougre; mais, à cette époque encore, on évitait les gens de sa profession. J’entretenais pour ma part des relations cordiales avec lui, aussi bien à cause de ma nature charitable que sous l’effet d’une curiosité un peu macabre. Avec la prospérité relative venaient beaucoup de chapardage, des affaires crapuleuses et, à l’occasion, de la briganderie. Et chacun de s’en lamenter, de mentionner avec effroi le moindre vol à l’étalage. J., homme plutôt réservé, et peu enclin à la cruauté, devait donc prendre sur lui, et donner à chaque manifestation publique de son métier un tour plus spectaculaire, car chacun, plutôt que de voir dans tout cela les faux frais qui accompagnent les bonnes affaires, s’imaginait le lendemain la gorge tranchée; les honnêtes gens exigeaient que les cœurs des criminels connaissent la terreur. Voilà à peu près la situation générale quand je passais devant chez lui en fin d’après-midi. Je l’entendis battre au carreau pour attirer mon attention. À grand geste, il m’invitait chez lui. Je vérifiai tout de même que personne ne trainait dans les alentours pour ne pas risquer d’être vu en train de sociabiliser avec un paria, puis entrai. Il me versa une liqueur sans me demander si j’étais d’humeur à boire.

Il pénétrait dans la conversation avec autant de prudence que j’avais mis à venir chez lui : certaines personnes se nouent d’ordinaire la langue; elles peuvent se montrer très bavardes, mais il leur faut d’abord le temps de se libérer. Je profitais du silence pour examiner un peu la maison. J’avais un peu honte devant l’extrême propreté de son logis, en songeant au désordre et à la saleté qui régnait chez moi. Tandis que je me promettais intérieurement de faire un grand nettoyage à mon retour, J. dit enfin ce qui lui tenait sur le cœur. “Monsieur R., dites moi, qu’est-ce qui se produit, d’après vous, après la mort ?”

Il n’y a jamais eu d’époques propices à des conversations métaphysiques élégante; et je fus très embarrassé qu’il osât avouer devant moi que cette question le travaillait. Je toussai et commençai à répondre en citant les Écritures et les quelques théologiens qui me venaient en mémoire. “Non, non, Monsieur R., je ne vous demande pas la doctrine, je vous demande ce que vous en pensez, vous. J’ai confiance en votre jugement.” Cela achevait de me gêner - ce d’autant plus que je n’ai jamais, pour des raisons évidentes, beaucoup réfléchi à la question de l’au-delà. Le bourreau me scrutait avec patience; mais je distinguai aisément sa détermination à obtenir une réponse, et compris qu’il ne me laisserait pas l’esquiver. Je pense, lui dis-je, que quoiqu’affirment les plus pessimistes, la vie après la mort est une vie où l’on connaît enfin la paix. Ce propos assez général me parut ne pas trop m’engager. Il secoua la tête longuement. “Je ne le crois pas une seconde. Je crois en l’enfer, et j’y crois fermement !” Le tour que prenait la conversation me parut mériter que je commence à boire un peu le contenu de mon verre. L’alcool dilua ma peur et me prêta la clairvoyance qui me manquait; J. se serait moqué de ma réponse, quelle qu’elle fût, il voulait surtout me donner la sienne.

“Je crois à l’Enfer, oui, mais à un Enfer juste !”, ajouta-t-il, laissant sa phalange marteler le bois de la table. “Chaque crime est particulier, et nous n’avons pas les abaques pour mesurer avec précision tout ce qui rentre dans un méfait. Lorsque je pends une bande de fripouilles, je sens, à leurs regards, à leurs respirations, à la sincérité des suppliques ou des repentirs ,que certains sont en somme plus damnés que d’autres. L’Enfer doit être cet endroit où chacun reçoit réellement son dû; où chaque brigand aura, comme ils ont partagé le butin de façon inégale, une punition appropriée au degré exact de sa perdition.” Je lui fis remarquer que cet enfer ressemblait surtout au paradis des bourreaux. “Mais non, tout le contraire. Pensez-vous, Monsieur R., que vous irez en enfer ?” À cette époque là, je n’avais pas encore traversé la crise mystique qui me donnerait la réponse certaine à cette question. Je haussais donc les épaules. “Ce qui me fait trembler, reprit-il devant mon manque de désir à me justifier plus avant, c’est que si l’après-vie est un monde de justice, mon ministère ici-bas y paraîtra presque un blasphème. Nous envoyons pêle-mêle des âmes si variées à la même peine. Bien sûr, nous avons quelques châtiments variés - cela me donne assez de travail ! - mais, à la fin, il n’y a pas tant de manières différentes de condamner. Notre balance est médiocre et comporte quelques poids. La leur sera presque infinie, parfaite; on vous dira avec une exactitude sans pareil ce qu’il y a sur votre âme. Pour cet outrage à la vraie justice, auquel je participe, que m’arrivera-t-il ?”. J’avouais ne pas avoir la réponse à cette question.

Après ce moment un peu difficile, nous eûmes une conversation délicieuse sur les derniers potins de la ville, qui fut l’occasion de découvrir le sens de l’humour de J. J’allais partir quand il mentionna en me tenant la porte que la maréchaussée locale avait appris l’existence d’un petit cercle de contrebandiers qui faisaient passer des biens en ville la nuit pour éviter l’octroi; il me rappela la peine encourue. Je lui fit les remerciements les plus onctueux. À ce jour, je m’interroge encore sur son étrange sens de la justice.

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