Babel

Publié le 23.03.2018

Cher journal,

De loin, on dirait un cairn moderne, dressé par des corporations païennes, au nom d’un paganisme neuf, né après les empires - dépourvu de la moindre nostalgie - les pierres dressés par des géants plus grands que tous les géants des légendes. On y sacrifie, chaque mois, un nombre mystérieux de laveurs de carreaux. De près, tout change; on sent l’architecte. Et une fois à l’intérieur, Il faut des yeux de vétérans pour savoir distinguer l’unes de l’autre - la nuance de bleu d’une moquette, un motif de faux plafond, et d’autres variations légères. Toutes suscitent les mêmes sentiments de crèmes et de brumisateurs. Moi qui ait renoncé, depuis longtemps, à tous les paganismes, j’ai pourtant servi, il n’y a pas si longtemps, dans ces cultes là. J’étais dans ces tours.

Certains sont déçus et désertent le quartier; ils partent à l’autre bout du monde, créent leur propre secte dissidente, ou vont vivre dans les bois. Ils affirment que servir dans les tours les anémiait; que leur vie ne leur plaisait guère; qu’ils ne supportaient plus la futilité de leurs actions; que le balancier des ascenceurs les hypnotisaient; qu’enfin les rituels quotidiens les écoeuraient. Alors un jour, ils vont voir un druide, lui disent ses quatre vérités, ils claquent la porte en partant, ils gardent la tête haute, et marchent jusqu’au métro une dernière fois. Je pourrais m’en moquer, mais n’est-ce pas après tout ce que j’ai moi-même fait, à quelques détails près ?

Mon passage dans les tours n’était pas le tableau morne qu’on imagine souvent, si on exclut les génuflexions d’usages et les corvées - mais tout cela existe aussi ailleurs, et même les ermites se prosternent devant quelque chose. En réalité, à force d’empilement d’étages et de célébrants, la vie y était peut-être plus intense, et lorsque je repense à cette période, j’ai une multitude de souvenirs divers, dont beaucoup sont d’ailleurs empruntés à d’autres : le récit d’un vieux vantard, qui racontait ses exploits érotiques - auxquels on ne croyait guère - à l’arrière d’un camion qui traversait l’Amérique, un anarchiste à barbe taillée avec qui nous nous disputions sur la politique du pire, un homme dont la famille était maudite, qui, comme il s’occupait de sa mère, observait ainsi tous les détails cruels de la maladie qui le frapperait dans quelques années, toutes les rumeurs qui couraient sur les tours voisines et leurs habitants, leurs particularités, les curiosités barbares de leurs propres rites, une italienne à l’esprit féroce avec qui nous médisions de concert, le surnom cruel de Robert Patefolle donné à un pontife local et qu’on détestait pour je ne sais plus quel raison, cette femme qui lors de notre première rencontre avait demandé quel était le livre dans la poche de mon manteau, et quand je lui dis le nom me dit, illuminée, que c’était son ouvrage préféré, la réponse faite par I. lorsque je lui avais demandé ce qu’il désirait le plus dans la vie, être un homme pieux, le plan de fantaisie que nous façonnions pour voler les caisses du culte, fuir aux îles caïmans - et comment j’avais commencé à le mettre en application, qu’on le croit ou non d’une façon totalement involontaire. Quand je m’en étais aperçu, je m’étais jeté à la merci d’un ovate à gourmette. Je n’ai jamais très bien compris ce qui m’avait valu de recevoir en fin de compte, son absolution.

Depuis quelques jours, sûrement parce que la fortune m’a amené à nouveau dans un temple de proportion plus modeste mais similaire à bien des aspects, je me demande si ce n’est pas justement ces trop nombreuses vies parallèles qui m’ont fait quitter les tours - trop de vie à suivre en même temps, au péril de savoir que faire de la mienne.

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