Mur

Publié le 29.10.2019

Cher Journal,

Je ne pratique pas le golf, mais je crois comprendre que l’un des principes de ce sport est de devoir choisir le club approprié à la situation, à la distance de l’objectif et au terrain où l’on se trouve. Je ne pratique pas non plus la mortalité, mais il me semble que la mort procède de la même manière, et choisit pour chacun de ses sujets, l’outil qui lui semble le plus approprié. Aaron Veruud, assurément, lui donna l’occasion d’un coup de maître, atteignant le trou de très loin; les docteurs lui donnaient encore de nombreuses années, lorsque je reçut son invitation à venir le voir dans un hôpital de Rotterdam toute affaire cessante pour lui dire adieu.

On ne pouvait pas savoir si on comptait parmi les amis de Veruud; il répondait sèchement à tout le monde, et il grimaçait à longueur de conversation, comme s’il accomplissait une corvée pénible. Je lui demandais un jour comment il était devenu peintre, pensant lui donner une occasion de briller. Il me fit sentir que je venais de poser une question particulièrement idiote. Je dois lui donner raison; et puis, quelle banalité. Peter Brook dit, dans je ne sais plus quel livre de souvenir, qu’on lui demande souvent comment on devient metteur en scène. Veruud me fit la même réponse que Brook: il suffit que les autres en soient convaincus. Il peignait, il parvint à trouver un galleriste qui pensait pouvoir trouver un acheteur, le premier client en convainquit d’autres, et voilà. Vous avez d’autres questions ?, ajouta-t-il d’un air définitif. Peut-être m’en voulait il de venir à ses vernissages, de passer le voir de temps à autres et de ne jamais rien acheter. Je m’empresse d’ajouter que je ne suis pas en train de reprocher au peintre d’être près de ses sous; il concevait son art comme un métier, et je crois qu’il ne considérait ses toiles qu’achevées qu’une fois vendues.

À l’hôpital, il me reçut cinq minutes. Une file d’une dizaine de personne, convoquée comme moi, attendait dans le couloir. Il me demanda comment j’allais - question embarrassante de la part d’un homme accroché a une bombonne d’oxygène. Je parvins à éviter de répondre “Et vous ?”. Je lui donnais des nouvelles de nos connaissances communes. Nous parlions depuis quelques instants seulement qu’il reprit l’une de ses grimaces habituelles - mais peut-être était-ce la douleur cette fois ? Sur le côté de son lit, sans doute par dérogation au règlement de l’hôpital, bombait une petite colline de cartons à dessin. Il en prit un, me le tendit. “C’est pour vous.” J’étais mortifié. Devais-je l’ouvrir devant lui ? Je cherchais en vain le protocole pour ce type d’occasions. Je bafouillais quelque chose comme: “C’est trop d’honneur maître !”. Il m’intima de décamper.

Il m’avait fait don d’une eau forte de sa main. Je crois t’avoir déjà avoué, cher journal, combien je suis dépourvu de sensibilité en matière picturale; mais même moi, il m’arrive de repenser aux grandes formes bleues noyées par le fond saumoné, allégé peu à peu vers le rose, pour lesquelles Veruud est si célèbre. Malgré mon ignorance, je devinais qu’un monochrome de sa main, aux yeux de la critique, ne présentait guère d’intérêt. Je pris le cadeau pour une plaisanterie, mais décidais tout de même de le garder chez moi - à côté des deux ou trois croûtes que je possède, et devant lesquels le peintre, invité à prendre le thé, avait hoché la tête comme s’il comprenait d’un coup que je ne comprenais rien à son art.

J’apportais donc le carton à une encadreuse de la rue voisine à la mienne. Elle le déroula sur sa table de travail, la contempla longuement, et tandis qu’elle plaçait plusieurs baguettes le long de mon cadeau pour me les faire choisir, un coursier fit retentir le carillon placé au-dessus de la porte. Il lui remit un paquet, et sortit un gros cahier pour lui demander une signature. Cherchant le meilleur endroit pour poser cet impressionnant volume, il allait le mettre sur l’eau-forte. Avant même que je ne m’en rende compte, l’encadreuse l’arrêta d’un geste, et lui lança avec autorité: “Mais pas ici voyons ! C’est une oeuvre.” Le malheureux coursier bondit en arrière - comme si, dans un lieu de culte, il venait de mettre un pied là où seuls les plus initiés ont le droit de pénétrer. Je regardais désormais le Veruud d’un œil fort différent. Il me parut bien supérieur - tant que j’en vins à me demander si je le méritais vraiment.

Mais je parvins cette fois à diluer complètement mes scrupules, car qui suis-je pour aller contre le voeux d’un mourant ? Je m’exerce à présent à passer devant le mur où il est négligemment accroché comme s’il ne s’agissait que d’un élément banal du décor, à peine plus qu’un bibelot. Je crois être arrivé à parfaire ma mine indifférente lorsque des invités s’exclament après avoir découvert les deux diagonales du V qui engloutissent la signature.

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