Archipel

Publié le 30.11.2019

Cher Journal,

Je n’ai pas le tempérament qu’il faut pour demeurer longtemps sur les îles bienheureuses - j’exige d’ordinaire tout un continent pour apaiser mon besoin de savoir que, si nécessaire, je peux prendre la fuite tout à mon aise. Pourtant, je demeurais six mois sur cette île, où notre suite accompagnait un potentat en exil. Peu à peu, le rang de ses fidèles se clairsemait et moi-même, lorsque je sondais mon coeur et ma raison, je sentais que ma loyauté se défaisait lentement. La pauvreté locale n’empêchait pas une certaine douceur de vivre - au moins pour les immigrés comme nous, venus avec un stock de devises universelles - et je finis par accepter ce séjour prolongé comme des vacances. Je ne passais qu’une demi-heure par jour auprès de l’Émir, après quoi je me promenais d’ordinaire le long de plages photogéniques, agacé de ma propre attraction pour ce paysage mais incapable de m’y soustraire.

Un jour que je marchais ainsi, je vis une petite quinzaine de personnes attroupés autour de la plage, les jambes indolentes mais tout le haut du corps agité; en m’approchant, je les entendis occupé à s’insulter les uns les autres. Il y avait dans le lot des européens immigrés comme moi et des autochtones et cinq ou six langues, dans le registre le plus hostile, employée à leur exercice. Je demandai à un jeune garçon accroupi à quelques mètres de quoi il retournait. Ce sont les disciples du charpentier du village, m’expliqua-t-il. C’est un saint homme; il a reçu des consignes de Dieu, et il apprend aux gens à vivre selon la vraie loi. Je lui demandais si cette loi incluait le fait d’insulter son voisin. Il acquiessa; il faut apprendre à recevoir les insultes. Et lui, ce jeune garçon, appartenait-il à ce groupe ? Non - mais il répondait avec un soupir. Il était trop jeune pour être accepté - mais sans doute ne cherchait-il que le plaisir de jeter des insultes pendant deux heures. Je m’éloignais tranquille et goguenard, les mains posées sur le ventre; vraiment, me disais-je, voilà une secte qui a peu de chance de s’exporter. Je croisais quelques jours après le charpentier à l’origine de tout cela. Il souffrait d’un immense bouton sur le haut de sa pommette droite. Il ne me parut pas très brillant, mais par ailleurs pas méchant homme. Je restais encore six mois de plus, assez pour voir sa communauté stagner. Enfin, je n’en pu plus, et à mon tour, j’abandonnai l’Émir lâchement, et sautai dans le premier bateau de passage.

Quinze ans plus tard, je vivais dans une ville du nord, où la nuit tombe si vite que le seul loisir du promeneur consiste à reconnaître à la teinte des lumières le blanc rugueux des néons des bureaux et le jaune de jeunes feuilles automnales pour les appartements. J’arrivai en vue du mien, encore tout sombre mais avant de venir l’éclairer, cédai au regard malheureux du kioskier au bas de la rue. Rentré, je m’installais dans un fauteuil et j’ouvrais donc le journal.

Au beau milieu, sur deux pages, dans un lot de trois articles et une interview, avec un dyptique de photographie sur les extrémités du papier, et une réclame pour un opticien en bas à droite, on me rapportait les progrès fulgurant d’une secte arrivée depuis deux ans dans le pays. Je reconnus sans peine, sur l’une des photographies, le bouton proéminent du fondateur. Un exposé sur la doctrine m’apprit que le dogme s’était enrichi d’une batterie d’interdits, parmi lesquels figuraient des classiques indémodables, et quelques innovations audacieuses - les pratiquants renonçaient notamment à toute espèce de baignade. On tolérait des douches occasionnelles, à des fins hygiéniques. Je cherchais en vain, au milieu de toute cette encre, l’explication théologique de cet interdit. Au pied de la page, un bref papier d’un éditorialiste s’embourbait dans l’analyse du grand retour de la spiritualité à notre époque. Je m’en épargnais la lecture. Les jours qui suivirent, je croisais les disciples de la secte, distribuant des prospectus dans les transports en commun. Je vis aussi le bâtiment dans lequel ils s’étaient installés, un ancien magasin d’alimentation général. Les vitrines, clairsemées mais où figuraient tout de même leur littérature et quelques objets liturgiques, me parurent l’oeuvres d’amateurs. La curiosité triompha, je rentrais et j’échangeais des politesses avec les deux acolytes qui tenaient l’accueil. Sur la droite, une double porte amenait à ce qui devait servir de lieu de culte, et je les imaginais, à l’intérieur, en train de s’insulter longuement au moment même où je me montrais aussi jovial que possible avec mes interlocuteurs - mais je n’osais pas demander à pouvoir assister à leur office et repartais après avoir acheté le premier livre de leur gourou.

Ils survivent jusqu’à aujourd’hui, et prospèrent plus ou moins. Ils n’interviennent dans les grands débats publics que pour exiger la fermeture des piscines. Je n’ai toujours pas lu le livre - et je doute qu’il se trouve encore dans ma bibliothèque. De temps à autres, les magazines leur consacrent un reportage - et ils entrent peu à peu dans le paysage, ils deviennent le détail curieux à l‘arrière plan d’une photographie à laquelle on ne prête guère attention mais sur lequel, de temps en temps, on arrête ses yeux et on se dit, ah oui !, ah tiens !, comme c’est curieux - mais hors cet effort somme toute artificiel, ils appartiennent au grand registre de la banalité.

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