Circulation

Publié le 21.12.2019

Cher Journal,

Lorsque je suis perdu, lorsqu’une déviation, une annulation, ou un imprévu quelconque s’oppose à mon trajet habituel, je partage avec je crois un grand nombre de personnes une tendance curieuse qui consiste à sauter dans le premier bus venu, sans trop me soucier de là où il va, comme si le mouvement se justifiait à lui-même, occupait une place presque liturgique à nos yeux, mais ne devait pas plus prosaïquement nous permettre d’atteindre une destination bien précise. Heureusement que les grandes distances exigent plus de complications, qu’il faille des billets dispendieux, des contrôles, des passeports, et l’examen méfiant du contenu de nos sacs, sans quoi je me retrouverai régulièrement sur d’autres continents, sans une chemise de rechange, tout simplement pour ne pas avoir voulu attendre cinq minutes de plus une rame qui m’aurait ramené chez moi.

Pourtant, mes proches plaisantent de mon caractère casanier, et à les entendre, on croirait que prendre un train revient pour moi à escalader l’Everest. Je ne parviens pas à expliquer que c’est la préparation d’un voyage, et non son exécution en elle-même qui me pose tant de problèmes. On pourrait croire que je me défend, mais je crois en réalité m’accuser de défauts plus graves. Nous qui sautons ainsi dans un véhicule dont nous ignorons le numéro, où clignotent des noms de terminus que nous serions incapable de placer sur une carte, nous ne sommes pas simplement des gens qui devraient sans doute se tenir à l’écart des maisons de jeux; nous voulons en somme être débarrassé de toute responsabilité, et nous saisissons l’occasion de transformer le tracé d’une ligne de transport en commun en une destinée fatidique, que nous endossons comme s’il s’agissait d’un acte courageux. Le monde est déjà bien assez arbitraire sans qu’il nous faille en rajouter de la sorte.

Je me souviens pourtant de la première fois que j’ai tenu une boussole entre les mains et de l’illusion immédiate dont je me nourrissais, que je ne me perdrai plus jamais. Ou bien je n’ai jamais pris la peine de comprendre la façon exacte dont il faut utiliser ces appareils, ou bien je devais en avoir une bien mauvaise, car elle me semblait s’agiter dans tous les sens et changer d’avis régulièrement. La noyade des tempéraments vélléitaires vient de ce qu’ils exigent une attention constante pour être corrigés; il leur faut, pour se libérer, ce dont ils manquent. Je ne peux plus me réfugier derrière l’argument de ma volonté faible, parce que j’ai emporté trop de victoire pour ignorer que je suis entièrement capable de forcer ma nature (est-ce vraiment ma nature, d’ailleurs ?). Je ne suis pas sûr en revanche du moyen employé pour les obtenir. Voici mon hypothèse du moment: comme pour les préparatifs de voyages qui me paralysent, il faut que j’ignore les difficultés, je dois fermer les yeux sur tout cela. Je suis donc condamné à me rendre aveugle, mais à devoir choisir avec prudence les anticipations auxquelles je renonce, sous peine de croire à un faux destin.

N’est-ce pas en somme la saison des bonnes résolutions ? Je devrai prendre celle de ne pas rester faible face à problème. Je crois, dans l’absolu, à une forme de destin, complètement en dehors de ma volonté; je crois que les choses sont arbitraires; mais si cette croyance vaut quelque chose, je dois me défier des faux dieux, des immitations factices que je produis à côté.

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