Équitation

Publié le 10.07.2020

Je suis passé aujourd’hui voir Q. Je ne sais quelle propriété de cet homme réveille chez moi les instincts les plus courtisans - je connais pourtant des personnalités plus impressionnantes, ou des auteurs dont l’envergure dépasse sans doute la sienne, et qui n’ont pas cet effet sur moi. Voilà pourquoi, à lui qui est la simplicité même, je donnais du “Cher maître”, même pour savoir, fort prosaïquement j’en conviens, comment il se portait malgré l’époque un peu agité que nous traversons. Il m’assura ne s’être tenu au courant de rien. “Oh, les affaires du jour m’ennuient, je me fie au résumé que me donne un cousin qui suit cela pour moi. Je me suis préoccupé surtout de moi-même ces derniers temps, je l’avoue, et je suis très heureux; j’ai tiré un long bilan de ces dernières années, et je me tiens, devant vous mon cher R…., prêt à dire que je suis devenu un homme meilleur. Quelle joie ! J’ai pu constater le personnage horrible, mesquin, méchant que je fus; et je suis à présent certain de ne plus rien avoir en commun avec cet abominable individu, et je vous assure le dire sans orgueil.” Je complimentais aussitôt Q., tout en ne pouvant me déprendre d’une certaine jalousie à son endroit. Je voulus lui demander plus de détails, et comment il parvenait à un tel degré de certitude, mais il me demanda immédiatement mon avis sur le dernier bulletin de l’Association Universelle de Philatélie grâce à laquelle nous nous sommes rencontrés l’un l’autre.

Après vingt bonnes minutes passées à ne pouvoir parler d’autre chose que d’une nouvelle série zoologique de la poste hongroise, je me jetai en l’air de surprise au son d’un énorme coucou dans le mur auquel je tournais le dos. L’animal me parut famélique, et le châlet dans lequel il passait ses journées me parut plein de petites cavités qui augurait du pire - peut-être l’effet de capricornes ou de thermites ? Q. ne me laissa guère le temps d’y réfléchir; après avoir tapé sur ses cuisses et s’être levés, il redoubla mon étonnement: “Ah, c’est l’heure, il faut que j’aille me disputer avec mon voisin. Mais je vous en prie, restez !, c’est l’affaire d’une dizaine de minutes, tout au plus, je monte, on se crie dessus, et je reviens.” Je fis un geste un peu faible en direction de la porte pour lui indiquer de ne pas se déranger pour moi, et il s’éclipsa. Je me retrouvais seul dans son salon, pièce toute entière envahie par les livres, qui débordaient de ses bilbliothèques, formaient des tas, dont un certain nombre devenaient eux-même des piles; d’autres grimpaient de meubles en meubles pour envahir les quelques petites tables, et pour un ouvrage particulièrement ambitieux et imprudent, se poser sur le sommet d’un abat jour. Devant un tel choix, je me trouvais un peu intimidé et ne parvenait pas lequel prendre pour m’occuper en l’attendant. Finalement, je trouvais, sur un petit secrétaire qu’on distinguait à peine derrière un mur de roman de gares, un carnet en cuir qui attira mon oeil et son regrettable manque de respect pour la vie privée d’autrui. J’espérais, cher journal, tomber sur l’un de tes confrères; mais il ne s’agissait pas exactement du même type de carnet, puisque Q. notait uniquement ses rêves, avec beaucoup de régularité et de mémoire.

Je tournais rapidement les pages; Q. ne me parut pas un rêveur très original. Il tentait souvent d’interpréter le rêve après l’avoir consigné, et il me semblait ressembler à un psychanalyste débutant - mais qu’en sais-je, peut-être avait-il raison de voir dans la moindre excentricité de son sommeil la preuve des désirs inassouvis, assez crus, qu’il distinguait dans son analyse. Comme tout cela m’ennuyait un peu, et que je ne voulais pas me faire surprendre en train de fouiller ainsi dans ses affaires, j’allais reposer le carnet quand un rêve récent attira mon attention. Q. se promenait à cheval dans la campagne. Lui qui d’ordinaire a très peur des chevaux, se sentait au contraire parfaitement détendu, car il venait de faire une grande découverte: s’il ne tenait pas les rennes de l’animal, celui-ci allait de façon naturelle là où son cavalier désirait qu’il se rende, et n’allait pas faire un pas de côté, ou, comme il lui était déjà arrivé, manquer de le faire tomber en allant brouter ici ou là. Q. ajouta qu’il s’était réveillé extraordinairement heureux mais ne se lança pas dans une tentative d’analyse - sans doute parce que le rêve lui paraissait trop transparent. La page d’à côté contenait un calcul compliqué, et je ne parvins pas à deviner ce qu’il avait essayé de compter.

Je reposais le carnet, certain que la béatitude dans laquelle Q. m’avait paru baigner datait de ce rêve, qu’elle était ininterrompue à ce jour et qu’elle ne cesserait pas - qu’il avait, peut-être involontairement, trouvé le secret qui lui manquait pour être heureux. Sur le moment, je me sentis devenir encore plus envieux; mais assez vite, j’eus le sentiment que ce secret ne fonctionnerait de toute manière que pour lui. Quand bien même j’aurais fait la nuit même ce rêve à l’identique, je crois que je n’en aurait rien retiré qu’un peu d’agacement. Curieusement, par cette révélation même, je parvins à nouer à ce moment une espèce de paix, ou plutôt de cessez-le-feu - bref, et loin du bonheur que Q. ressentait - avec moi-même. Au retour de mon hôte, nous eûmes une conversation très agréable sur le premier film qu’il avait vu dans son enfance.

Entrée suivante Entrée précédente