Vaincus
Publié le 13.06.2014
Cher journal,
Encore, tu m’en pardonneras j’espère, un souvenir. J’invente le passé avec plus d’aise que le présent.
Son talent politique en avait fait un prince. Sa main avait déplacé les figures abstraites qui, sur les cartes militaires, servent à indiquer où l’on enverra un régiment. Elle avait tenu les rênes de l’Organe ; comme tous ceux dans cette situation, par calcul, par antipathie, par maladresse, et plus simplement parce que le pouvoir ne peut jamais satisfaire tout le monde, il avait récolté la moisson de froissés, de blessés, d’antagonisés, bref, des gerbes d’ennemis qui, un jour, s’associèrent pour le faire tomber de son trône. Je ne me souviens plus quel prétexte exact avait permis de se débarrasser de lui. Je crois qu’il s’agissait, comme si souvent, d’une histoire de famille – un cousin, un neveu, bref, une suspicion de népotisme sur laquelle on avait pu mettre le doigt.
Du jour au lendemain, son crédit s’était effondré. Si je n’ai pour ma part jamais été le maître d’une carte d’Etat-Major, j’ai du moins mouillé mon doigt à plus d’une conspiration. Nous eûmes d’abord l’assassinat, puis les tribunaux de complaisances, mais aujourd’hui les mœurs sont plus sophistiquées et l’on se contente de placer les gens dans leur cercueil sans avoir pris la peine de les tuer auparavant. Mon mentor du moment, plénipotentiaire auprès de l’Organe, voulût un jour aller déranger sa retraite. Il avait été un soutient fidèle et un adversaire estimable. La politesse exquise de mon éducateur ne pouvait se satisfaire de ne pas venir de temps à autre lui dire quelques mots.
Il ne travaillait plus dans le grand bâtiment de l’Organe. On l’avait relogé dans une annexe. Le couloir sordide qui menait à son bureau où des néons grossier vexaient la chair des murs préfabriqués faisait penser à la salle d’attente d’un dispensaire. Il nous fît malgré tout patienter cinq minutes avant de nous recevoir, pour sauver les apparences et parce que les mauvaises habitudes ne se perdent pas. Mais il vint lui-même nous accueillir. Ne l’ayant jamais vu au sommet de sa gloire, je fus frappé par son corps malingre sur lequel un costume marron ne tombait pas avec beaucoup d’art. Son visage se composait des traits qu’on parfois les vieux sud-américains, la tête légèrement propulsée vers l’avant, les rides semblant tirer depuis la base du cou, qui donne l’apparence d’une tortue méditative.
Il s’assit avec peine et, souriant avec bienveillance, nous demanda ce qui lui valait le plaisir de notre visite. Sa question n’était pas de courtoisie, sa situation de paria justifiant cet étonnement. Mon maître employa alors un prétexte qu’il avait sans doute inventé pendant notre trajet, mais tressé avec tant de délicatesse ; cherchant dans sa mémoire l’une des rares personnes sur qui le prince déchu pouvait encore avoir un tant soit peu d’influence, il vint lui demander de bien vouloir exercer sur celle-ci quelques pressions pour faire avancer je ne sais quelle intrigue, prévenir une guerre ou garantir l’intérêt d’une cabale.
Avec l’air d’un grand-père qui reçoit ses petits-enfants pour le thé, il nous assura qu’il ferait son possible, et que naturellement, nous pouvions compter sur son indéfectible amitié envers nous. Puis, en toussotant, il posa quelques questions sur les affaires courantes, cachant tant bien que mal qu’on ne lui en disait plus rien. Mon mentor, lui répondit avec grâce, comme un faux monnayeur plein de métier qui sait mieux que quiconque donner le change. Puis après une heure à avoir meublé, et pris de ses nouvelles, nous prîmes congé. Reprenant sur ses genoux le manteau qu’il y avait posé, mon éducateur, ce héros, se leva soudainement et lui indiqua combien nous comptions sur lui. Le détrôné vint lui serrer la paume des deux mains, le regardant fixement dans les yeux, plein d’une reconnaissance que le goût des apparences ne lui permettait d’exprimer autrement.
Nous reprîmes la voiture pour aller voir un de ses remplaçants, dont le bureau était bien sûr autrement plus coquet. Mais en le voyant, gras, blagueur, plein de coups d’oeils matois, je compris que lui aussi devrait changer de bâtiment un jour. Ce serait du reste mon maître qui s’en chargerait, quelques semaines plus tard à peine, avec tout autant de délicatesse – et un peu plus de fermeté.