Anticipation

Publié le 14.12.2015

Enquête avec caféine

Cher journal,

Il faisait nuit noire quand je pus enfin sortir de ma voiture et me précipiter chez moi. J’eus à peine le temps de secouer la neige, qui alourdissait mes vêtements que j’entendis, venu du salon, la voix d’Esterlin. Je fis quelque pas et le trouvait installé dans mon fauteuil favori, un verre d’alcool empreinté à ma réserve personnelle et un livre de ma bibliothèque à côté de lui. “Je me suis permis de m’installer un peu, ne sachant pas quand vous vous rentreriez…

- Mais vous avez excellement fait, commissaire !

- Vous devriez tout de même fermer à clef chez vous, ce serait plus prudent et peut-être plus professionnel.”, confia-t-il, reprenant le sourire bonhomme dont il usait chaque fois que son propos s’approchait d’un ordre. Le commissaire s’enquit à nouveau des progrès de l’enquête. Je l’informais des résultats de l’autopsie qui parurent l’intéresser au premier chef. “Décidément, nous… enfin vous progressez à pas de géant, inspecteur ! Je dois de toute façon passer à la clinique du docteur demain, je lui demanderais au passage s’il n’a pas d’autres éclaircissements à nous fournir. Rien de plus ?”. J’hésitais à lui confier des informations supplémentaires, car ma tournée des veuves ne me donnait pas pour l’heure de résultats très favorables. Ma mauvaise conscience se réveilla, peut-être rallumée pour me réchauffer devant la froideur des yeux marrons glacés du Grand Commissaire, et mon engagement envers André me revint en mémoire. Je lui présentais la chose comme un problème délicat, où il fallait agir avec précautions; et dressait du coucheur public le portrait d’un vrai patriote, qui servait avec zèle la police locale, et dans l’affaire en cours, portait à ma connaissance le signalement de personnes susceptibles d’avoir laissé divers effets personnels à la caféterie.

Les joues du commissaire rougirent, non par gêne, mais sous l’effet d’une grande joie. “Je comprends ! Et selon vous cet individu risque de se retrouver victime de délations diverses, compte tenu de ses activités ? Bien entendu, je ferais la sourde oreille - votre parole me suffit, inspecteur !, et si vous vous portez garant de cet individu, si vous en êtes, en quelque sorte, le responsable, je n’irais pas mettre en doute sa loyauté. Au demeurant, si d’autres noms vous viennent en tête, parmi les personnalités locales susceptibles de souffrir d’une même impopularité, n’hésitez pas.” Le nom de la veuve Gélard me vint immédiatement en tête. Mais je n’osais le livrer, ne sachant dans quelle mesure je pouvais faire confiance à mon interlocuteur, qui cachait sa roublardise avec moins d’art qu’il ne le croyait. Je hochais donc la tête. “Bon, continuez donc vos interrogatoires. Mais j’avais peut-être une autre idée en tête, une suggestion… comme toujours, je ne la formule qu’avec le souci de vous venir en aide mais vous êtes le maître chez vous et vous menez votre enquête comme vous le désirez… enfin voici l’idée : je songe que la caféterie est désaffectée en ce moment, n’est-ce pas ? Ce serait donc un endroit idéal pour une réunion de conspirateurs ennemis de la nation. Je me suis fait cette réflexion il y a quelques heures; et je pense qu’une petite surveillance nocturne pourrait être intéressante. Peut-être qu’au passage, nous apprendrions quelque chose de plus sur le crime odieux dont cette infrastructure fût témoin; imaginez un instant que la propriétaire de notre première pièce à conviction revienne à sa recherche…

- Commissaire, comme toujours, vous êtes un sage; votre idée me paraît excellente. Je vais faire immédiatement placer deux de mes gendarmes…

- Oh, non, non; c’est une tâche qui demande de la discrétion, de l’élégance. J’avais plutôt pensé que nous pouvions faire cela nous-même, disons demain, par exemple ? Je vous avoue que mon métier ne me donne que rarement de telles occasions, c’est une petite aventure, des plus amusantes pour moi; qu’en dites-vous ?”

Tu te doutes, cher journal, que je ne pus qu’acquiesser et tenter de paraître enthousiaste à cette idée. Ayant bien compris que je ne parviendrais pas à me débarrasser facilement du Commissaire, et persuadé qu’il commençait à monter sur mon compte un dossier à charge, je me rendais à l’idée de boire le calice jusqu’à la lie. Je lui fis remarquer que, compte tenu de la tempête, il me paraissait plus prudent qu’il passe la nuit chez moi - comme j’étais loin, à présent, de la compagnie rêvée de la veuve Gélard ! Il me remercia longuement pour ma proposition et ma sollicitude, mais m’indiqua qu’il avait avec lui un camion capable de braver toutes les intempéries, aux pneus déjà munis de chaînes pour traverser les routes les plus enneigées. Il déguerpit enfin. Je me mis à la fenêtre, mais ne pu rien voir que son manteau se fondre dans le blizzard en une ou deux secondes.

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