Siège
Publié le 06.01.2016
Cher journal,
Le siège durait depuis trois mois à présent, les coeurs s’alourdissaient peu à peu, mais nous ne contemplions pas encore le cannibalisme comme solution au manque de vivres. Pourtant, la faim commençait à se faire sentir violemment : j’avais surpris mon voisin manger une araignée en plusieurs bouchées, patte après patte. J’appris ainsi plus tard que tous les arachnides ne sont pas comestibles. La poliorcétique de notre ennemi, au pied des murailles, se résumait à faire preuve de patience. De notre côté, nous envoyions des pigeons voyageurs à tous nos alliés, laissant s’envoler les volatiles que nous aurions préféré voir dans nos assiettes - et qui, pour la plupart, mourraient des flêches adverses dès le début de leur itinéraire. Déjà ceux qui avaient le moins à perdre d’une reddition commençaient à discuter entre eux des mesures qu’il convenait de prendre. Avec la peur de la trahison venait les mesures arbitraires, strictes et impitoyables et les exécutions rapides.
Les chimistes, même amateurs, savent qu’il faut éviter le mélange de certains produits. Le commandant de la place, malheureusement, ressemblait à un de ces redoutables solutés. Il avait le coeur - ou l’orgueil ? - d’un aventurier, mais les instincts, la cervelle, l’intuition d’un froussard. Les caractères de ce type se croient souvent dotés d’une volonté de fer, et veulent que les autres s’y plient - mais ils ne sont guidés par la fantaisie de leur imagination qui prends à leur insu et dans leur esprit les traits de la résolution pour mieux les tromper. Le commandant passait ses soirées à lire César pendant que ses aides cherchaient à organiser un peu la défense; et il s’imaginait déjà, une fois débarrassé du menu obstacle que représentait la situation actuelle, sortant sa troupe de la ville et conquérant je ne sais quelle partie du monde. Pourtant, quand on lui demandait de prendre une décision, il ne répondait rien, remettait au lendemain, tergiversait; parfois, il faisait punir ceux qui suggéraient quelques choses, pour avoir eu l’audace de remettre en cause sa gestion. D’autres moments, il décidait soudainement de mettre des hommes à tel endroit ou au contraire de supprimer un poste de garde; on ne savait pas très bien pourquoi.
Toute la ville le détestait. Les bellicistes auraient préféré un homme d’une autre trempe, prêt à faire une sortie décisive et audacieuse. Les autres songeaient qu’il refuserait à tout prix de négocier avec l’assiégeant et nous laisserait mourir de faim. Comme il passait un peu partout sermonner tout un chacun, faire la leçon sur comment on doit se comporter dans une ville sous la menace, il s’aliénait chaque jour des bataillons de civils. Au bout d’un moment, la rumeur me parvint d’une dizaine de conspirations destinées à l’éliminer. Malgré le dégoût et le mépris que m’inspirait l’homme, je trouvais tout aussi répugnants ces complots, où entraient souvent des individus guère plus admirables. Mais je suis moi-même assez irrésolu, et après tout, ces assassins en puissance cherchaient au moins à agir.
Un matin, nous nous entâssames dans le lieu de culte municipal. Un choeur d’enfant chantait. Mais l’assistance, moi compris, ne les écoutait plus guère au bout de quelques instants; ils nous apparurent comme un beau festin arrangé sous la lumière des vitraux. Ceux qui avaient de belles voix avaient été tenues à l’abri des privations et mangeaient à leur faim; leurs joues rougies par l’effort promettait une viande délicieuse, un sang vif qui saucerait à merveille la viande de ces petits être tendre et gras. La musique prit fin et avec elle l’étrange hypnose de nos estomacs. Toute la ville reprit ses esprits et chacun fût horrifiée de lui-même. Les choses ne pouvaient plus durer. Le commandant, aveugle à tout cela car ses propres repas se composaient de plusieurs services, voulut conclure la cérémonie par un discours. Il commença quelques phrases, puis l’officiant lui-même, se saisissant d’un objet de culte, lui fracassa le crâne.
Le reste se fît assez naturellement; un de ses subordonnés fût élu par ses pairs; il réorganisa la défense; on tenta une sortie; ce fût un désastre; une semaine plus tard, on ouvrait les portes; l’ennemi se montra conforme à sa réputation. Le nouveau commandant fût exécuté à son tour, d’une manière autrement plus cruelle. Je pris la profession de fossoyeur pour me montrer utile et éviter les ennuis. Rapidement, nous cessâmes d’inhumer, la proportion des cadavres exigeant des mesures plus drastiques. Mais avant d’en arriver là, je dus tout de même enterrer l’ancien commandant, dont le corps pourrissait depuis quelques jours. L’esprit pratique me fit lui voler au passage ses médailles, que personne n’avait songé à récupérer.
Enfin, un pigeon revint un jour annoncer l’arrivée, bien tardive, des alliés. L’envahisseur s’enfuit sans demander son reste, emportant tout ce qu’il pouvait et brûlant le reste. A ce jour, je ne sais toujours pas qui condamner le plus dans tout cela, ou si les événements auraient pu prendre une autre tournure. Mais j’ai pu revendre à bon prix les médailles.