Antidote

Publié le 08.02.2016

Cher journal,

L’un de mes charlatans m’a recommandé l’autre jour, pour guérir une douleur persistente, la consommation d’une algue exotique. Je suis obligé d’admettre que ce traitement semble fonctionner. Mais, pour me fournir, je ne peux aller dans une pharmacie et doit fréquenter un magasin d’alimentation biologique; par chance, ils poussent par douzaine à deux pas de chez moi. D’ordinaire, j’évite ces endroits comme la peste. Les quelques fois où, par curiosité, je m’y suis rendu, j’avais le sentiment d’être pris de haut par les vendeurs et cela me vexait.

A force de fréquenter les lieux, je peux à présent corriger cette opinion. Il s’agit, pour les malheureux employés de ces boutiques, d’un mécanisme de défense face à l’attitude de certains de leurs clients. Oh, je ne me moquerais pas facilement, cher journal, de ceux qui fréquentent ce type d’établissement; et je ne voudrais pas paraître cruel envers les parents qui, par amour pour leur progéniture, cherchent à tout prix des aliments qui ne sont pas passés entre les mains toujours suspectes du complexe agro-industriel; les hippies occasionnels qui ne peuvent éveiller qu’une certaine bienveillance; les obsédés de la diététiques qui transforment n’importe quel repas en formules chimiques; ou bien sûr, l’immense peuple des hypocondriaques de mon espèce. Mais au milieu de cette foule inoffensive, on trouve d’autres personnages, et un nombre surprenant d’esprits aigris ou rempli de méfiance, qui flairent partout l’escroquerie et aux yeux desquels rien n’est jamais assez bio. Je pense que cette dangereuse engeance explique l’attitude si hautaine de ceux qui tiennent ces commerces, et transforme ainsi souvent une simple transaction en un concours de mépris.

L’autre jour, je m’ennuyais paisiblement dans la file d’attente quand une petite vieille femme, doublant tout le monde le torse bombé, vient se mettre devant le caissier, manifestement une jeune recrue, et s’excita de l’absence de kéfir. “Comment se fait-il !”, sursauta-t-elle, “que vous n’en vendiez pas ?”. Le pauvre marchand prit l’air le plus vague qu’il pouvait composer, et assura qu’il s’agissait probablement d’une simple rupture de stock. “Mais savez-vous seulement ce qu’est le kéfir ?”, pesta avec un venin fort peu à propos la petite vieille, sur un ton que réserverait un instituteur au comble de l’exaspération envers le plus niais de ses ouailles. La justice m’impose de reconnaître que le vendeur ne semblait pas savoir. Il osa tout de même murmurer un simple “Rappelez-moi ?”. Suivit un long cours sur la fermentation, ses vertus, ses dangers. Puis, laissant son panier là, elle s’écria furieuse qu’un échantillon de kéfir représentait un must - ce dernier mot prononcé avec une stridence supérieure - pour tout magazin de ce type. Et elle sortit, furieuse, sous les excuses inutiles de son interlocuteur.

Bref, le personnel se venge sur les autres; et plus particulièrement les clients moins qu’occasionnels; ceux qui, sous le jeu de bonnes résolutions de la nouvelle année ou qui veulent satisfaire des invités de strictes obédiences alimentaires, alors qu’ils ne mettent jamais les pieds dans ces endroits, doivent d’une façon tout à fait exceptionnelle venir faire une course ici. Hier, je voyais l’un de ces individus - on les repère facilement, ce sont ceux qui donnent le sentiment de visiter le temple d’une autre religion, n’osent rien toucher et regardent autour d’eux, un peu paniqué, pour identifier les rites en usages - faire la queue, un gigantesque légume entre les mains. Avant qu’il puisse s’approcher de la caisse, le tenancier le héla : “Avez-vous pesé la courge, monsieur ?” L’autre secoua la tête, penaud. “Il faut la peser, monsieur !” Cette occasion me permit de passer devant lui. Le commerçant, comme je déposais mes achats sur son étal, haussa les épaules et, comme si je disposais d’une raison d’être furieux de cet infime incident, me glissa à l’oreille, à propos de son chaland : “Excusez-le, il est nouveau”.

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