Nu
Publié le 22.02.2016
Cher journal,
Hier, dîner quasi-protocolaire dans l’entourage de Rt. Hon.. Le plan de table relève de la stratégie militaire. Je sais notamment que tout a été arrangé pour installer A à l’oreille droite de B, haut personnage auquel il veut demander une faveur. Dans tout ce trafic, Rt. Hon. et moi-même sommes là pour faire nombre et noyer le poisson; pour nous dédommager, on nous a placé à côté d’un personnage qu’on estime amusant. C’est un presque vieux de l’ordre des marginaux et de la famille des réactionnaires qui passera toute la soirée à essayer de nous choquer, d’abord par ses opinions politiques, puis par le récit de ses frasques. Il cultive, comme moi, un genre hirsute, mais avec plus de succès; un visage légèrement animal, et surtout deux yeux noirs et vifs, lui donnent l’air d’un loup - qui commence tout de même à se laisser un peu aller. Tout cela lui convient à la perfection, puisqu’il veut rendre sa misanthropie et son mépris des conventions éclatantes au monde.
Ses tentatives pour nous arracher des cris d’horreurs se heurte au mur gélatineux de notre laissez-faire; par politesse, tout de même, nous réagissons en riant, puisque rester de marbre tiendrait presque de la cruauté. Surtout, et pardonne ce manque de modestie mais j’en suis très fier, je tiens ma langue pour éviter de surenchérir. Lui-même passe son temps à chercher notre corde sensible. En fin de compte, tandis qu’il se lance dans un récit embrouillé où il raconte ses aventures dans le milieu des travestis - propos généreusement arrosés du mépris et de la pitié que ces gens lui inspirent - il s’arrête, et, tout heureux d’avoir retrouvé l’anecdote qui doit d’ordinaire faire mouche, nous explique comment il a posé plusieurs jours durant pour une série de nus dans l’atelier d’un peintre qu’à l’époque tout le monde croyait mort - en premier lieu ses héritiers.
Les séances duraient jusqu’assez tard dans la nuit, après quoi ils passaient dans une brasserie à deux pas de notre quartier et qui ne ferme qu’entre cinq et sept heures du matin, où ils baffraient - il fallait à tout prix, nous explique-t-il, mettre des aliments dans le ventre du peintre, pour qu’il désaoûle. Bien sûr, il lâche le mot de bohème, et en profite pour citer les noms des célébrités qui défilaient dans l’atelier, commentaient à l’occasion son physique exhibé à tout ces passants, et avec lesquels il nous explique être à tu et à toi. Un jour vient à passer la bien connue Mme I*** (digression sur les rumeurs qui courent à son sujet, enfin qui couraient car tous ces ragots, comme elle même, appartiennent à une autre époque). Elle regarde le tableau en cours, le modèle, et félicite l’ensemble; mais, ajoute-t-elle, les goûts héllénistiques sont passés de mode, et il vaudrait mieux pour la toile que certains attributs qu’on y représente se déploient dans toute leur force. Comme elle est un peu sans gêne, elle s’approche de notre voisin et, par quelques gestes assez techniques, cherche à produire l’effet désiré - sans aucun succès. S’ensuivent cinq minutes un peu pénibles, puis notre voisin la pousse avec délicatesse et propose de prendre les choses en main lui-même, assurant qu’après tout, il sait y faire.
Quelques semaines plus tard, le peintre expose tout le résultat dans une galerie. Et le convive nous explique le plaisir qu’il éprouve à voir tous les visiteurs regarder d’abord les tableaux, puis lui-même, s’apercevoir de la ressemblance et rougir; j’ai tout de même bien du mal à croire que les gens qui vont voir des nus rougissent si aisément, même en présence du modèle. Tandis qu’il s’esclaffe en y repensant - et bien sûr, nous rions de même - il rebondit et me demande si je peins. Je mens et je prétends que oui - mais uniquement des autoportraits.