Écho

Publié le 04.03.2016

Cher journal,

La journée entière j’entends des bribes de conversations. Je sais bien qu’y prêter trop l’oreille tient de l’indiscrétion, mais je suis incapable d’y résister; et tout m’apprend qu’il ne faudrait pas céder à cette tentation. Ou bien on entend quelque chose qui excite trop la curiosité, et on passera le reste de la journée à se demander de quoi ces gens pouvaient bien parler; ou, plus souvent, on découvre avec horreur que la majorité des gens ne se comprennent pas; que la façon que nous avons de parler est aussi maladroite que les manchots quand ils s’effondrent sans élégance sur la banquise qu’ils traversent.

Bien sûr, parfois, les quiproquos qu’on peut surprendre prêtent à sourire. Je me souviens d’avoir partagé une voiture avec deux grandes bourgeoises qui discutaient des préparatifs d’un voyage; la première, très fière, citait le nom d’une luxueuse agence de tourisme. Après avoir ainsi brillé, elle voulait s’attirer en plus la commisération de son amie en racontant comment cette honorable maison ne voulait lui envoyer qu’un seul guide. Pour y mettre plus de vigueur, elle s’exclamait beaucoup, avec force “tu te rends comptes !”, tout cela dans cette manière de parler souvent passée de mode que les vieillards de notre espèce partagent. L’autre trouvait que tout de même, plusieurs guides, c’était excessif et ne méritait en tout cas pas une telle indignation. Pour lui faire valoir cela avec un peu d’humour, elle rétorqua avec familiarité quelque chose comme : “Tu aurais voulu avoir plusieurs beaux mecs pour toi, hein !” Cela agaça un peu son interlocutrice qui lui expliqua sèchement qu’elle ne parlait pas d’un guide en chair et en os, mais d’un fascicule de papier - puis, après un instant de réflexion, elle avoua qu’un beau jeune guide ne lui déplairait pas non plus, mais qu’un seul suffirait amplement.

Dans la majorité des cas, les discussions qui échouent ne se présentent pas sous cette forme. Aujourd’hui même, j’ai pu avoir un exemple assez représentatif d’un type de conversation impossible en espionnant, toute honte bue, un couple qui déjeunait à mes côtés. Ils me parurent d’abord assez attendrissant comme ils se tenaient les mains, posées sur la table, à peine assis. Après cela, pourtant, ce fût la répétition de quelques choses que j’ai trop épié. Les conversations fâcheuses n’explosent pas avec franchise, elles procèdent comme un groupe d’oiseaux tournent plusieurs fois autour de leur point de chute avant de fondre dessus. Le couple aborda donc d’abord un sujet - dénué d’intérêt, une difficulté professionnelle - qui touchait l’un des deux. L’intéressée prit d’abord la chose à la légère, se faisant à elle-même un reproche dans un rire. Mais comme elle retirait sa main, l’autre changea le sujet, abordant des banalités comme les films du moment, le climat. Je cessais d’écouter; d’autant plus que pendant une ou deux minutes, ils ne dirent plus rien. Et puis, il revint au problème initial, proposant d’aider, suggérant telle ou telle solution - ce qui, au bout d’un moment, finit par agacer l’autre. Tout cela me mit terriblement mal à l’aise, et je filais sans demander mon reste.

Parce que la conversation est un art, nous détectons aisément les fautes de ceux qui s’y adonent, mais sur le moment, lorsque nous sommes nous-même en train de nous y essayer, nous commettons presque toutes les erreurs qu’un oeil même amateur constaterait de l’extérieur. Je t’ai déjà confié, il y a quelques mois, combien je suis médiocre en la matière, et tout le malheur que cela me cause. Ecouter les conversations des autres pourrait me consoler et me faire voir que nous en sommes tous plus ou moins là, à part quelques individus exceptionnels. Mais au contraire, cela ne fait que me rendre plus improbable, plus dérisoire le rêve de la conversation véritable, et plus méfiant envers toute espèce de langage.

Le pire vient peut-être de ce que les échecs, les malentendus, les timidités en tout genre, bref tous les obstacles à se faire entendre, en disent naturellement plus long sur ceux qui discutent que tout ce qu’ils pourraient énoncer eux-mêmes; mais cette loi curieuse à elle toute seule donne toute sa beauté et son pouvoir à l’empire du mensonge et fait qu’on ne dit jamais autant la vérité sur soi-même que lorsqu’on ment.

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