Apaiser
Publié le 17.05.2016
L'Art de la Vertu
Cher journal,
Ces dernières heures, je fus pris de crises de curiosités, et je voulais savoir ce qui se passait dans l’immeuble que j’ai abandonné, comment la nouvelle communauté se débrouillait et ce que devenait mon entreprise. Mais je dois me retenir encore quelque peu, car je crains de violer la vertu du moment. Franklin vole aux stoïques une de leurs idées centrales, et suggère de ne pas se laisser diriger ou même émouvoir par ce qui n’a pas d’importance - ou ce qui est d’une ampleur telle qu’on n’exerce, de toute façon, aucun contrôle sur un éventuel avénement.
Sur ce point, je crois souffrir d’un défaut terrible de compréhension. Pourquoi se priver du plaisir si simple de pester ou se lamenter ? Sans doute, le temps doit s’occuper d’une meilleure façon à leurs yeux. Mais quand tout semble perdu, ou lorsque des irritations innombrables vous envahissent, j’estime nécessaire la recherche d’un exutoire quelconque. Malgré mes protestations intérieures, auxquelles je finis par m’habituer à chaque fois que je m’attelle à l’une des nouvelles sources de la perfection morale, j’ai cherché à me corriger sur ce point. Les dernières semaines, riches en revers de fortunes, donnaient le meilleur terrain d’exercice possible.
Malheureusement, identifier ce sur quoi on n’a aucun pouvoir, objectif facile en apparence, en pratique pourrait constituer l’occupation unique de toute l’existence. Les temps modernes, à ce titre, aggravent à chaque siècle cette perplexité, puisque chacun de nos grands progrès a étendu ce que les individus et les techniques pouvaient accomplir, arrachant des mains de la destinée une grande partie de ce que nous considérions comme son dû. Je commençais par me dire que la majorité de mes mésaventures passées venaient d’événements indépendants de ma volonté. Mais une observation récente, sur la façon dont je m’adresse à toi cher journal, m’a rendu méfiant sur ce jugement. Bien des fois, quand je relate les événements, je me donne un rôle des plus inactifs, et je donne l’impression de me laisser balancer au gré du hasard. A force, il semblerait que ces pages tiennent plus de la plaidoirie maladroite et répétitive de celui qui, sur le banc des accusés, cherche à expliquer qu’il se trouvait sur le lieu du crime par coïncidence.
Si j’endosse la responsabilité de tous les maux récents qui m’affligent, reste tout de même une deuxième question, celle de l’importance des événements face auxquels Franklin recommande la tranquillité. Depuis le début, les discours autant que les actions de la Communauté m’ont paru futiles; sans quoi je ne me serais pas lancé dans mon effort actuel. Je regrette peut-être d’avoir mal agi, de ne pas avoir fait de mon mieux; mais l’effondrement du groupe, en lui-même, me laisse indifférent. Je ne peux réfléchir à une échelle si abstraite; j’ai beau me demander dans quelle mesure la dissolution de cette institution représente un mal pour chacun, il me paraît impossible de le vérifier. En revanche, je me désole d’avoir été un mauvais modèle pour ceux qui m’avaient donné ce rôle. Ma volonté en la matière importe peu. Mais à bien y réfléchir, puisque chacun est responsable à mes yeux de ses propres efforts pour mener une vie vertueuse, je ne devrais pas m’accuser. Hélas, il existe comme chacun sait en nous-même deux visions du monde; la première, naturelle et sédimentaire, qu’on n’altère que par un long travail d’érosion, qui pousse en nous comme certains ont des tâches de rousseurs, des grains de beauté ou les ongles en formes ronds, qui sans doute chasse dans les paysages de ce qu’un psychanalyste appelerait notre inconscient; la seconde, réfléchie et par cela même changeante, adoptée et retenue par la volonté seule, et désespérant de pouvoir inflêchir l’autre. Il ne s’agit pas ici de la vieille lutte entre les raisons et les passions, car les deux traits appartiennent tout entier à notre intelligence et se la disputent. Cette division essentielle me paraît l’obstacle à tout effort de tranquillité, sauf à satisfaire ou exorciser entièrement sa vision naturelle. Aussi quand bien même je peux à la rigueur, contre le monde extérieur, m’apaiser de mon mieux, je reste incapable pour le moment de rester réellement sans agitation face à moi-même.