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Publié le 23.05.2016

L'Art de la Vertu

Cher journal,

Enfin ! Enfin, je peux arrêter cette entreprise si mal avisée. Comme j’écris cette entrée, je conclus un petit mois consacré à une méthode qui, dès les premiers jours, me parue stérile. L’obstacle final du parcours que j’ai suivi devait être l’humilité; elle ne doit sa présence à la liste qu’à un ami de Franklin, qui lui fit remarquer qu’il manquait de pratique sur ce point. Au moins est-il assez honnête pour le reconnaître. Il pointe ensuite du doigt un paradoxe bien connu; il est impossible de se vanter de son humilité, et dès qu’on progresse dans cette vertu, le sentiment de fierté que l’on en tire détruit une partie du travail accompli. Du reste, les modèles d’humilité que Franklin choisit - Jésus et Socrate - ne manquent pas de me faire sourire tant il faut être arrogant pour se croire en mesure d’imiter ces figures un tant soit peu.

Mais l’humilité exacerbe simplement un symptôme commun à toutes les autres vertus; les jours précédents m’ont appris que parler de la vertu, c’est toujours risquer d’être ironique malgré soi. On glausera toujours trop de sa modération, on parlera toujours trop de son silence, mentionner les offenses que l’on pardonne c’est montrer qu’on les a encore en mémoire, écrire une résolution c’est prouver que l’on doute de sa capacité à la tenir et qu’on a besoin de passer un contrat avec soi-même, et ainsi de suite. Bref, tout mon projet m’apparaît dans son imbécillité maintenant que je suis convaincu qu’on ne peut pas parler de la vertu.

J’en veux pour preuve que Franklin, après avoir mis au point sa méthode, lorsqu’il commençait à la mettre à l’épreuve, caressait le projet de rédiger un livre à ce sujet. Il aurait voulu l’intituler l’Art de la vertu. En fin de compte, l’abandon de son entraînement à la perfection morale, et, s’il faut l’en croire, le temps déraisonnable qu’aurait pris la rédaction de son ouvrage et surtout la démonstration des bases utilitaristes de sa philosophie, le dissuada. Je crois plus volontiers que cet homme plein de défauts, terriblement difficile à aimer, et armé d’une méthode qui paraît si naïve, n’en était pas moins remarquablement intelligent et avait compris que le principe même de la vertu est de n’exister qu’en actions. Tout compte-rendu comme celui que je me proposais de faire met à mal le projet; car les paroles ne servent en la matière que de tuteurs, d’excuses et de réflexions sur ses vices; de ceux-la, on peut disserter aussi longuement qu’on désirera. A ce titre, les exemples que Franklin donne de ses efforts pour devenir humble donnent une image aussi pathétique que celle que j’ai dû renvoyer dans mon propre récit; il s’agit surtout de série de formules rhétoriques qu’il emploie pour diminuer l’assurance de ses propos, bref, de techniques, de ruses, d’astuces contre soi-même, sans doute très utile au demeurant, mais qui ne relèvent pas d’une véritable transformation complète. On est très heureux d’avoir des béquilles; on préfèrerait une guérison véritable et retrouver le plein usage de ses jambes.

Au-delà même du fait que discourir de la sorte ne peut au mieux amener qu’à fabriquer des prothèses pour combattre notre lot de tares, il me semble que surtout, la vertu n’appartient pas à l’ensemble des choses communicables; quand bien même le discours ne parasiterait pas l’action, il ne serait pas audible; les choses qui n’existent que dans le monde intérieur, sitôt franchi les frontières de nos lèvres, changent de sens et ne sont plus ce dont nous voulions parler. Sans doute illuminé par ma modeste tentative de suivre le voeu de silence qui me fût imposé par la liste de Franklin, j’ai commencé un inventaire personnel des productions de la vie intérieure qui ne se prêtent à aucune forme d’échange. La vertu figure en bonne place sur ma liste. Mon modèle cherchait un modèle quasiment mathématique qui fonderait enfin la morale sur des bases inattaquables, et pensait l’avoir trouvé dans la simple notion de l’utilité ou de la nuisibilité des actions; mais précisément, il s’agit ici d’une morale, et non de la vertu personnelle. Et dans la mesure où la morale, comme les valeurs, ne m’intéresse en aucune manière sinon par le souci de ne pas heurter les sensibilités de mes contemporains et de m’épargner des complications, la méthode que j’ai suivi ne pourrait pas être la bonne; et vouloir en rendre compte ne sert pas à grand chose.

Je n’ai donc guère avancé. Le tribunal de ma conscience, que je me refuse donc à appeler selon une formule célèbre la loi morale en moi, ne se satisfait pas de mes efforts. Je continue à vivre avec le sentiment intérieur et personnel de vivre mal. Et je perds tout espoir de raisonner ou discuter à ce sujet, car je mesure combien mon seul recours doit se trouver dans l’action; à la rigueur puis-je commenter, occasionnellement, mes progrès ou mes rechutes, mais aucun effort ne me permettra de rendre la voix impérative dont l’écho se propage en soi. Les métaphores ne peuvent pas même la capturer. Ce n’est pas une voix caverneuse, comme on imagine souvent, par dérision, la voix d’un démiurge s’adressant à ses créatures; ce n’est pas une antienne culpabilisatrice, reprise par un choeur intérieur, qui, comme ces voyeurs importuns sur la scène des tragédies, commente l’action à tout propos; c’est précisément la voix la plus intime, celle qui ne peut sortir de soi, qui reste dans son circuit fermé, et par cela même contribue au sentiment d’étouffer. A nouveau, je me retrouve embourbé face à mon ambition, et je suis obligé d’offrir une définition par la seule négative. J’espère qu’admettre cet échec prouvera au moins que je suis capable, à l’occasion, d’humilité.

La vertu ne peut exister à mes yeux que sur les terres du solipsisme. Comment ai-je donc pu croire que suivre celles définies par un autre (et sous cette étrange forme plurielle et décomposée, si contraire à ma conception !) m’aiderait d’une quelconque manière ? Je pourrais à la rigueur traduire maladroitement les propres exigences, les propres critères selon lesquels je me juge; mais cela ne serait d’utilité à personne d’autre que moi. Voilà pourquoi, par exemple, je disais “mais ceci n’est pas une vertu”, à propos du silence, de l’ordre ou du travail. Les quelques autres disciples de la technique de Franklin affirment que ceux qui le critiquent en manquent d’ordinaire l’essentiel; l’important est la volonté de s’améliorer. Le succès en lui-même est improbable et n’est pas le but réel - il suffit de scruter de près la vie de son inventeur pour voir que lui-même manquait en grande partie à ses propres commandements. Cela me paraît en grande partie un sophisme et la figure obligée des effets de manche dont les passions se servent dès que nous tentons de les contrôler. La conscience intime ne raisonne pas ainsi, elle ne se satisfait d’aucun effort et veux tout sous sa forme absolue. Là où la Communauté fonctionnait selon le mode des compromis et des échanges raisonnables, où tout pouvait en somme se négocier, l’esprit retourné sur lui-même fonctionne différemment; il n’est inhibé par aucune altérité et ne voit pas de raison de transiger.

Je crois ne pas pouvoir tarir en moi le désir d’amélioration ou de réforme drastique. A tout le moins j’espère que cette cure, quand bien même je viens d’exposer son inefficacité totale, aura épuisé un temps l’énergie sauvage que je retourne contre moi-même. Ce n’est qu’un très médiocre résultat. Je te présente donc mes excuses, cher journal, de t’avoir ainsi abîmé en ne parlant pratiquement que de moi-même, sans que cela nous ait servi à grand chose - sinon, au moins, à ne pas refaire la même erreur plus tard, mais c’est la consolation fade et générique de toutes les erreurs. Tâchons d’ajouter une leçon que je m’efforcerai d’appliquer : la voix que j’essayais maladroitement de définir tout à l’heure, ne doit plus interrompre notre entretien; il faut que je la dépouille de toute capacité d’expression avant de me confier à toi. Après tout, si la vertu est affaire entièrement privée et intérieure, elle ne te concerne pas.

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