Larsen
Publié le 07.10.2016
Cher journal,
Le bruit discret des machines nous suit un peu partout, et notre oreille fond dans son paysage interne la ventilation de nos ordinateurs, la rythmique régulière du moteur de l’automobile garée en face que son propriétaire laisse tourner avec insouciance, ou le froissement mystéreux de la climatisation. À bien y réfléchir, nous escamotons ainsi ces bruits de travail, et nous tolérons sans doute les va-et-vients de nos laquets mécaniques parce que sans même y penser nous nous apercevons qu’ils s’affairent à notre service - même si chacun connaît son point de rupture et ses intolérances diverses à certaines sonorités ou un volume jugé inacceptable.
Nous coexistons à peu près sans incident avec cette basse continue parce qu’elle ne s’amplifie que de façon insensible, et parce qu’elle n’est apparue dans la réalité qu’après un long séjour dans nos imaginations - à la façon dont un changement de régime ou un accident miraculeux donne après coup un respect nouveau à l’idéologue ou au prophète qui l’a annoncé, et ce qui n’était jamais qu’un coup d’audace devient la preuve d’une intelligence de premier ordre, qui reçoit un respect nouveau. Mais plus encore, nous ne nous rebellons pas contre ces cliquetis, ces souffleries et ces tic-tacs permanents parce que nous sommes nous même les victimes de nos propres bruits, ceux qui résonnent uniquement dans l’espace de nos pensées, parce que nous avons l’habitude de telles nuisances, comme les vaches semblent se résigner à l’assaut perpétuel des mouches.
Depuis que je tiens, pourtant, j’ai de plus en plus de mal à me faire à mon propre bruit de fond. M’occuper du journal me force à ne pas ignorer ce grésillement intérieur, à faire attention à ce à quoi je suis en train de penser. Tout le monde sait bien qu’on ne peut que prêter une attention superficielle à sa propre conscience, sous peine d’en fausser le jeu et de la retourner sur elle-même - de même que si on commence à prêter attention à la ventilation de son ordinateur, on ne peut plus se concentrer sur autre chose. Et au bout d’un moment, je n’en peux plus d’écrire et de me dire en moi-même tout le temps “je” - et chaque moment où je m’exprime en moi-même me paraît tantôt une espèce de stridence désagréable, tnatôt un crachottement anormal. On se moque d’ordinaire des gens qui parlent d’eux-même à la troisième personne, parce qu’on se figure qu’il n’y a là rien de plus pompeux, mais ne devrait-on pas au contraire saluer leur tentative de se montrer un peu objectif sur eux-même - ou au moins plaindre la lassitude de soi-même que pourrait traduire cet emploi ?
On peut croire, de la même façon, que celui qui tient un journal ou raconte ses souvenirs doit avoir une haute idée de sa propre personne, pour croire que les minutes précises de son existences méritent l’enregistrement. Mais en réalité, l’exercice me semble plutôt détruire l’amour-propre - au risque, et cela rend la majorité de l’espèce des diairistes si pénible, de virer à l’excès inverse et au réquisitoire contre soi-même, registre dans lequel je tombe bien trop souvent.
Cela ne peut qu’aller en empirant, car notre vie luxueuse va nous rendre plus intolérable à nous-même: nous ne sommes pas certain que la conscience nous serve, qu’elle nous soit fidèle et attachée, comme peut l’être à mes yeux l’appareil qui me permet d’écrire ces lignes. Je m’habitue à ses bouffées de chaleur et au vrombissement qu’il doit émettre pour se refroidir; et même au crissement occasionnel du bras de lecture de son disque dur, signe d’un vieux serviteur qui ne peut contrôler les craquements de ses articulations, mais qui accoure tout de même pour vous venir en aide. Alors que ces moments où mon monologue intérieur s’agite, et réclame une parole souveraine en criant, il ne semble remplir aucune fonction, aucun rôle nécessaire, seulement vouloir, à mille lieu de se se mettre à mon service, transformer la part de moi-même condamnée au mutisme à une vie de servitude.
Il ne faudrait pas que ma réflexion exagère ton importance, cher journal. Si, à l’occasion, j’ai essayé de me rendre meilleur avec ton aide, je n’y suis guère arrivé; et à la vérité, tu tiens plus du hobby - comme d’autres, plus taiseux, pratiquent le jardinage. Pourtant, on doit s’efforcer, même en matière de divertissements futiles comme celui-ci, de procéder de la façon qui nous apparaît la meilleure. Et je crois que je dois justement, pour mieux te tenir, moins laisser ma conscience déborder au point de tenir la plume à ma place, ne pas céder à sa prétention de vouloir me représenter tout entier, et chercher précisément la voix supérieure et plus légitime, celle qui n’a reçu hélas aucun organe pour s’exprimer et dont le manque nous atteint parfois si cruellement.