Conquérant
Publié le 20.04.2017
Une chronique italienne
Cher journal,
La carrière administrative est moins héroïque que celle des armes en apparence seulement; elle connaît elle aussi ses grands noms, ses campagnes, ses triomphes. A côté des panthéons où on sacrifie aux Césars et aux Alexandre de ce monde, il faut en dresser un pour les Colbert et les Empson. Pompeo Neri appartenait à cette catégorie des grands généraux de la Robe, illustre surtout par sa plus grande victoire sur le désordre et l’anarchie : sa participation à l’établissement du cadastre de Lombardie apothéose de la fiscalité moderne et rationnelle. Neri connaissait tout le droit, goûtait et subventionnait les arts, appréciait les antiquités, maintenait une correspondance savante dans presque toutes les langues d’Europe, et, par dessus ces prodiges, se voyait désormais chargé de sauver la Toscane. On comprend que cet homme devait faire de son temps un emploi raisonné; aussi ne pouvait-il perdre trop de temps à me recevoir. On me fit prévenir qu’il m’accorderait un quart d’heure tout au plus, et encore faudrait-il les trouver pendant l’un de ses trajets quotidiens; je l’attendrai au bas du Palazzio Vecchio, et nous marcherions d’un pas - très vif - jusqu’au Palazzio Pitti.
Neri apparut soudainement, se débarrassa d’un revers de la main de courtisans et me laissa à peine m’incliner pour le saluer. Je m’attendais à devoir le complimenter quelques minutes, le temps d’adoucir son esprit; je mentionnerais ensuite mon désir ardent de servir le duché, et de l’assister dans son oeuvre salutaire; j’avais préparé une anecdote intéressante, près de notre terminus, sur l’histoire du Palais, puisqu’on le disait goûtant toutes les formes d’érudition. Mais à peine nous étions nous mis en route qu’il m’avertit : “Vous vous tairez car j’ai beaucoup à dire en peu de temps. Je m’en vais vous faire une proposition, et une fois arrivé, vous aurez l’occasion de l’accepter; les détails se règleront avec mes secrétaires, puisque vous avez su retenir leur attention.” Et disant cela, il entama une moue sans la terminer tout à fait, signe qu’il devait bien connaître leur sensibilité à la corruption mais qu’il s’y résignait.
L’abbé me fit un long exposé que je tente de résumer de mon mieux. Tout cela, dit de la voix de quelqu’un qui n’a pris qu’à regret l’habitude de voir tous ses propos consignés par quelqu’un; celui-là aimerait parler très vite, mais se contient. “La majeure partie des règles de la Toscane doivent être réécrites; la tâche est monstrueuse et exigera notre attention perpétuelle; surtout qu’il faut compter avec les intérêts de tous, et les factions qui entourent notre Duc. Non seulement nous devons nous doter des bons instruments, mais il faut encore que ceux-ci soient acceptés. Vous connaissez sans doute les réformes que j’ai demandées et obtenues en Lombardie; et la puissance que l’administration tire là-bas d’une connaissance précise des biens immeubles et de leur usage. Mon ambition est de reproduire cela ici. Nous devons convaincre le Duc que l’impôt doit venir des biens réels; cela ne se fera que si nous ne pouvons connaître ces biens avec une exactitude qui nous échappe encore.” Nous franchîmes le pont; il resta muet toute une minute, qui me fût une torture car je ne parvenais pas à savoir si je devais l’encourager à continuer, ou obéir à son premier ordre et garder le silence. Mon indécision me sauva; au bout d’une minute, il reprit. “Le temps qu’il va falloir aux esprits rationnels pour imposer cette idée et vaincre les réticences, encore trop nombreuses, n’est que pur gâchis. J’ai décidé de nommer quelques personnages, ça et là, dans tout le pays; officiellement, ils seront là pour collecter le nouvel impôt, entre camerlingues et chancelier, disons; mais en réalité, vous serez l’avant-garde de mon offensive; à charge pour vous de commencer à établir un cadastre. Ce sera la première pierre de ce grand édifice, et plus encore, nous y trouverons sans doute des arguments pour calculer les formes les plus modernes de prélèvement, et par la même, convaincre d’y passer enfin.”
Nous arrivâmes au pied du Palazzio Pitti. Il me jugea du regard. “Vous ferez l’affaire; je vous envoie dans le sud, tracer les divisions d’un territoire dont l’essentiel appartient à un homme qui n’a pas de pouvoir ici et ne pourra nous nuire, le comte Pagliadora. Vous indiquerez aux propriétaires locaux qu’outre la perception, vous serez en charge d’établir un estimo amélioré; peu de chance que cela remonte jusqu’à Florence, et quand bien même, je prétexterais d’une expérience administrative. Il n’y a qu’ici où vous devrez à tout prix taire la vraie nature de votre mission. Pour tout cela, vous recevrez un traitement qui devrait assurer votre loyauté. Tout cela vous convient-il ?” Je le remerciais pour cette offre magnanime et l’acceptait immédiatement, modérant mes manifestations de gratitude comme je voyais ses yeux s’agacer devant ces fioritures inutiles. Il me salua, n’attendit pas ma révérence et d’un pas rapide, se fit ouvrir l’accès au Palais.