Coronarien
Publié le 19.05.2017
Cher journal,
Jovial et replet, le taxidermiste L. faisait mentir les préjugés qu’on entretient d’ordinaire sur sa profession, dont on se figure qu’elle n’attire que d’inquiétants neurasthéniques. J’ai visité sa boutique plusieurs fois ces dernières semaines, d’abord parce que je voulais offrir un renard empaillé à une connaissance, puis parce que son petit atelier offre un spectacle fascinant, qui produit chez le visiteur une certaine accoutumance. L’autre jour, comme j’examinais de plus près une belette immobilisée, donnant un coup de patte en l’air, L. s’approcha de moi et me dit : “Je vois que vous aimez les sensations fortes !”. Désireux de prouver que je suis capable d’autodérision, je ricanais; il se pencha alors vers mon oreille et murmura de revenir tôt le matin suivant, qu’il aurait quelque chose de tout à fait exceptionnel à me montrer. Je fus d’abord choqué par ces manières et cette familiarité qui me fais fuir chez les vendeurs de toute sorte; mais ma curiosité se montra intraitable avec mon conformisme, et exigea que je me lève aux aurores, hier même, pour découvrir l’article étrange que l’on m’avait promis.
Je tapais au rideau de fer du magazin, et on le souleva à peine pour que je puisse passer en m’accroupissant; je voulus protester contre ces façons si peu commodes, mais L. me claqua le dos avec enthousiasme et chuchota : “Allons-y, ou nous serons en retard !”. Je n’eus pas le temps de lui demander notre destination, il bondissait déjà vers son arrière-boutique, avec une célérité dont je ne l’aurais pas cru capable. Je le suivais de mon mieux. Il me semblait qu’à chaque pas, il multipliait l’étendue de ses enjambées; nous passâmes une porte, et à ma grand surprise, débarquâmes dans les cuisines du grand restaurant situé de l’autre côté du pâté de maison. Elles étaient presque vides à cette heure, à part quelques apprentis qui s’endormaient sur leurs plans de travail et que notre passage ne réveilla pas. Une nouvelle porte, et nous traversâmes au même pas de course les salons d’un hôtel. Je suis toujours très mal à l’aise lorsque je me trouve dans un hôtel sans appartenir à sa clientèle. Mais L., indifférent à toute forme d’angoisse, pressait encore; et c’est en courant que je le suivais dans un petit couloir; nous passâmes dans l’amphithéâtre d’une université. Un professeur matinal parlait une langue qui m’était inconnue; cela devait lui demander une grande concentration et il fermait les yeux en déclamant, ce qui nous permit de nous faufiler en évitant ses reproches au pied de son estrade, sous les regards amusés d’une demi-douzaine d’étudiants ravis de la diversion. Je sentais un point de côté me saisir lorsque nous nous descendîmes quatre à quatre un escalier de la faculté.
Nous franchîmes une espèce de cave; là, L. s’arrêta enfin un instant. Je crus qu’il cherchait son chemin, mais il fouillait les poches de sa gabardine, dont il ne tarda pas à sortir une lampe-torche avant de repartir de plus belle. Le rythme des dix minutes suivantes, et la semi-obscurité ne me permettent pas d’être bien certain du chaos de ce que la lumière de l’appareil permettait d’entrevoir; de vieux meubles, des toiles d’araignées, un monticule d’ordure, des affiches de cirque; je peinais de plus en plus à suivre son allure sans cesse croissante. Par ce qui m’apparut d’abord comme un passage secret mais n’était qu’un gros drap au-dessus d’une trouée dans le mur, nous nous retrouvâmes dans un Pub avec boiseries et vitraux, où un couple dégustait des onion rings luisant sur le zinc. Là, nous dûmes franchir une dizaine de rideaux de perles, faisant défiler derrière nous un salon de coiffure, une étude d’architecte, le cabinet d’un médecin. J’allais probablement m’effondrer quand L., d’une voix surexcitée, se retourna, m’exhorta à accélérer et, voyant que je ne tenais presque plus sur pied, me rassura : “Vous n’allez pas défaillir chez le docteur, tout de même ! Nous y sommes presque !”.
Il ne mentait pas; ne nous restait à surmonter qu’un nouvel escalier, les coursives d’une station de métro, puis les pièces d’un musée consacré aux cabines d’essayage; enfin, derrière une double porte, dernier effort, nous nous retrouvâmes dans une salle d’opération. Les quatre touaregs qui s’affairaient autour du lit central levèrent la tête à notre entrée mais, à ma grande surprise, ne parurent pas choqués par notre présence et ne nous mirent pas en fuite malgré l’évidente violation des règles hygiéniques les plus élémentaires que représentait notre présence. Pire encore, L. commença à se frayer un passage entre deux d’entre eux, et les écarta sans ménagement, dévoilant la bâche qui recouvrait complètement le patient et le trou en son milieu, d’où sortaient en désordre sept tubes colorés; on aurait cru les fils des bombes que les héros de films d’action doivent désamorcer, lorsqu’il leur faut choisir selon des règles mystérieuses une couleur plutôt qu’une autre. Tout cet attirail puisait dans un même gros morceau entre le rouge et l’orange, dont le peu que je voyais me fit d’abord penser à un paleron de bœuf, jusqu’à ce que L. me ramène à plus de pragmatisme en murmurant, saisi par l’émotion : “C’est le cœur !”. Et pendant une minute, nous regardâmes en silence le muscle se contracter. Après ce délai, une chirurgienne nous poussa à son tour et, saisissant des appareils dont je me dis aussitôt qu’il fallait que j’apprenne le nom, commença à redonner à l’opération son cours naturel. L. déposa quelques billets sur le bord du lit et nous nous éclipsâmes.
Comme nous quittions l’hôpital par l’entrée principale, je crus qu’il allait m’interroger sur mon sentiment devant cette expérience et je cherchais ce que je pourrais bien lui dire; mais il me fit savoir qu’il était attendu ailleurs et n’avait pas le temps de discuter. Il ajouta, d’un ton presque menaçant: “J’espère que ce fut instructif. Vous voyez bien que vous n’avez plus rien à faire dans ma boutique. Au revoir, donc !”. Et il se mit en route, d’un pas bien plus tranquille que tout à l’heure.