Victoires
Publié le 11.01.2018
Cher journal,
Il fallait que je passe ce matin devant une boutique de bronzage, où des corps athlétiques et grâcieux s’étiraient dans un halo jaune et vert, auquel le ciel véritable et gris ajoutait une nuance ironique, pour que je m’aperçoive que je n’ai pas vu le soleil depuis plusieurs jours. Les pensées de cette nature, lorsqu’elles nous viennent, nous donnent l’impression de revenir soudainement en nous-même, comme si nous venions de passer les jours précédent ailleurs. On se réinstalle à nos propres commandes, et comme lorsqu’on s’approprie la place du conducteur dans une automobile, on réajuste le siège et on vérifie l’inclination des miroirs. C’est ainsi que je me suis aperçu que j’avais laissé trop de tristesse m’envahir, et que je devais m’employer à la chasser. Mais en réexaminant avec plus de soin les semaines précédentes, j’ai constaté que j’avais fait plusieurs répétition de la même scène avant la première de ce matin; et j’ai revu ces moments où je me suis soudainement dit : “tiens, rien ne va”. Plutôt que de suivre ces pensées quand elle m’était venues et d’en prendre bonne note, j’ai fermé les yeux - ce qui m’a ensuite fait, je crois, commettre plusieurs erreurs et présumer de mes forces.
Je m’aperçois alors qu’il ne me paraît acceptable ni de m’apitoyer sur mon propre sort, ni de m’essayer à un stoïcisme que je ne parviens pas à tenir. Et tandis que je réfléchis à cette espèce de Zugzwang, il me semble là encore n’avoir eu à faire, ces derniers temps, qu’une série de pareils mauvais choix - ce qui explique du reste cet accès de pessimisme, cette surchauffe, ma mauvaise humeur comme une fumée qui envahit peu à peu mes pensées, et se transforme insensiblement en un de ces incendies souterrains qui peuvent durer des années. Et à force de brûler de la sorte sans chercher les moyens de m’éteindre, je suis devenu invivable. La semaine précédente, invité chez un couple d’éthologues qui vivent avec différents singes, j’ai insulté leur chimpanzé, parce qu’il me sautait sur la tête et j’avais peur d’attraper ses puces. Ils me signalent que je risque d’aggraver fortement ses prédispositions à la violence. Je vais leur envoyer un chèque - ça n’arrangera rien aux affaires de la pauvre bête, mais ils arrêteront de m’écrire.
À quel moment ai-je décider de me préoccuper de garder une humeur égale et de me juger presque entièrement sur ce seul critère ? Lorsque je voyais autour de moi les chaudières des sidewheelers voisins exploser, ressentais-je alors déjà du dégoût ou est-ce ce spectacle qui m’a convaincu que c’était là ce que je devais plus changer ? Lorsqu’on vint m’expliquer, à tant de reprises, que je ne me contrôlais pas ? Quand l’énergie m’est devenue plus rare et que je ne pouvais plus la gaspiller de la sorte ? Comme pour venir au crédit de cette dernière hypothèse, je me sens désormais incapable d’une nouvelle conversion, je ne me vois pas changer de règle. Mais quel choix absurde, et comme j’aimerais en avoir fait un autre ! Il me semble, à présent, que j’ai cru que le plus difficile devait encore être le meilleur. Comme lorsque, dans une promenade, on s’est perdu et on ne revient pas en arrière devant le premier chemin rempli de ronces - lorsqu’on l’a traversé, les chevilles mordues par les chausses-trappes que la végétation nous a greffé, on ne fera plus demi-tour, par fierté, car on ne voudrait pas avoir franchi un obstacle pour rien.
Non seulement, j’ai mal choisi, mais il me semble parfois que ce que j’ai pris pour de la tempérance, bien souvent, n’est qu’une plongée progressive dans l’apathie. Lorsque je parvins à vaincre ma colère, je crois que j’ai réussi à maîtriser une de mes petitesses; mais en réalité, je ne fais qu’abandonner la lutte. Les colères reviendront, innombrables, mais elles dureront simplement de moins en moins longtemps. Peut-être est-ce le sens de mon abattement du moment - j’ai le sentiment qu’il n’existe pas de victoire possible sur soi-même.