Esche

Publié le 06.12.2019

Cher Journal,

Déjeuné avec V., gros harponneur, une espèce de Queequeg, toute une geste dessinée sur la peau. Son capitaine l’a promu, il doit désormais porter une jaquette, ténue sur ce tronc gigantesque, cela lui donne une étrange allure. Il ne peut plus jeter le harpon et s’en plaint fort. Sur la majorité des sujets, il a des vues d’employé, celle que j’entends de partout, mais il concentre en lui l’intégralité de la petite gamme qui va de la résignation à la récrimination. Il faut que le dialogue roule sur n’importe quel sujet halieutique pour voir son esprit, rapide et fin dès qu’il nage dans son milieu. Il achevait de commenter les prix outranciers sur la carte, qu’il m’expliqua de quelle façon il avait empêché une mutinerie à bord. Ce n’est pas qu’il ne sympathise pas, m’expliquait-il - mais il faut réserver la révolte à certains cas de force majeurs. Il se plaint de la nouvelle génération de mousses, du vin qu’il soupçonne d’être mouillé, et de mes sursauts quand il tousse - j’avoue bondir, sursauter, me transformer en marionette secouée dans tous les sens à chaque fois, mais en guise de plaidoierie, on doit se représenter ce tremblement de terre que représente la moindre de ses quintes, l’écho de ses expectorations dans le canyon volumineux de sa gorge et l’immense forêt crucifère de ses bronches, puis tout cela, je m’excuse, je ne veux pas donner l’impression de me plaindre de son manque de manière, mais avec un clapotis de glaire comme une averse soudaine, je crois que des plus inébranlables que moi se renverseraient aussi.

Il va dans un port franc la semaine prochaine et me tient au courant des différentes combines. Bien sûr, il me propose une ou deux occasions de se remplir les poches - je ne sais pas pourquoi certaines personnes me voient comme un homme d’affaire toujours à l’affût et viennent me suggérer des filons; il ne faut que quelques milliers ici ou là, tu as sûrement ça qui dort quelque part, et tu en tirerai une jolie somme derrière, et certains par ailleurs quand je m’y penche, que je renifle bien fort parce que qui sait j’ai peut-être le nez requis pour distinguer les véritables aubaines, certains de ces plans ne sont pas des escroqueries je crois, mais de vraies bonnes idées, un plus petit nombre encore tout à fait honnête; mais, jamais je ne me laisse convaincre, et c’est peut-être pour cela qu’on continue à m’en proposer, les gens se disent, c’est un malin, un grigou, il n’investira que dans ce qui rapporte gros, on peut lui trouver cela. Mais je paye ainsi ma désastreuse habitude de me donner l’air de m’y connaître là où au fond je suis plus ignorant encore que les autres - comme quoi, une certaine justice s’exerce, qui punit ceux qui partagent avec moi ce détestable travers.

Je repousse donc toutes ces propositions commerciales, il s’en offusque un moment, il faut négocier sec pour amener la conversation sur un terrain plus plaisant. Il suffit de lui offrir un nouveau sujet de plainte, je n’ai pas à chercher trop longtemps. De toute façon, aux tables d’à côté, les hôtes font pareils, ils se traitent les uns les autres de fripouilles sous les yeux morts des icônes aux murs. Il me propose une partie de dès, je lui explique que je ne joue pas aux jeux de hasard - je mens un peu, ma morale n’est pas si inflexible. Soudain, il change de tactique et me complimente pour ma vertu. J’ai l’impression qu’il agite un pendule moral au-dessus de ma tête, pour déterminer si je suis l’individu dénué de scrupule qu’il soupçonne. Aux digestifs, je me trouve bien trop soupçonneux et méchant; et puis n’est-ce pas moi qui n’ait cessé de le juger ? Je m’aperçois que je suis incapable d’équanimité; tous les efforts de V. me sont invisibles, ou au contraire m’insupportent parce qu’ils me paraissent hypocrites.

Quand nous sortons, je me sens extrêmement triste. Encore un acte de sociabilité où j’ai été médiocre, me dis-je; sans doute doit-il avoir hâte d’être débarrassé de moi, et quand bien même j’aurai fait illusion, j’aurais tout payé en fausse monnaie, ce n’est pas honnête. Ces rencontres ont la cruauté des rendez-vous que s’imposent les célibataires parmi mes amis; d’autres connaissances me sont si immédiatement sympathiques, et leurs travers presque invisible à mes yeux. Il semble vouloir s’attarder un peu, part dans ma direction. Nous nous perdons à la recherche du métro. Il regarde dans le ciel, mais en ville, m’explique-t-il, il a bien du mal à se repérer. Quand nous arrivons enfin, l’immense descente de la station, ses cinquante escalators, tout cela dans une seul même fosse d’où, au plus profond, on voit encore la lumière du jour, me donne le sentiment de mesurer tout ce qui me sépare de ce que j’aimerais être.

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