Authenticité

Publié le 12.05.2014

Cher Journal,

Nous allions au cinéma, peut-être pour y voir ce film catastrophe sur fond de pandémie qui me valut, à cause de ma nature impressionnable, quelques cauchemars pendant des années. Je crois que c’était la première fois que nous discutions vraiment seuls. Ses jambes faisaient alors près du double des miennes, et je peinais à suivre son allure; j’étais à la traine, mais pour une fois je n’y pouvais pas grand-chose. Il finit par s’en apercevoir et ralentit pour adopter une cadence moins naturelle.

Je ne sais pas comment il en vint à me faire le reproche de n’être pas naturel et de toujours adopter une fausse personnalité. Je ne comprenais d’abord pas très bien ce qu’il disait - il employait une expression en vogue dont j’ignorais le sens exact. Contraint de lui demander des explications plus complètes, il dut encore s’abaisser à mon niveau, ce qui le força à transformer une pique soigneusement mouchetée en réquisitoire. Mais même ainsi, je crois ne pas avoir compris le reproche, parce que je ne connaissais pas d’autre manière d’être que la mienne. Et si elle se trouvait changeante, et si sans doute, comme tous les enfants, je m’imaginais bien des rôles, une fois sorti de ces circonstances atténuantes, je n’avais pour moi que des figures et pas de visage.

Je ne saurais prétendre être unique en la matière ! Peut-être simplement ne prêtais-je tout simplement pas foi à la fable d’un être authentique, d’une personnalité cohérente. En grandissant, tout vint me confirmer cette incrédulité. Les gens inventent leur personnalité mais par politesse, se cantonnent à celle qu’ils ont un jour fabriqué, n’en changent que par touche. Nous sommes sans doute nombreux à penser de la sorte, peut-être un peu moins à le croire d’une façon radicale. Ou peut-être que la majorité des gens ont une personnalité naturelle et unique, bien édifiée, une espèce de cœur vétéran qui reste bien en place, et ceux qui sont comme moi appartiennent à une classe d’aberration. Mais je juge la chose fort peu probable, et je ne voudrais pas donner l’impression de réclamer la reconnaissance d’une pathologie pour ce qui, je le maintiens, ne doit être qu’un doute universel.

Je ne me souviens plus en somme de ce que j’ai répondu à son reproche. Je craignais qu’il ne se fasse le porte-parole de tous mes proches. A ce jour, je ne sais pas s’il s’agissait d’une exhortation à entrer dans un certain âge de raison ou d’une attaque plus générale contre mon caractère changeant. Pourtant, si j’essaie de croire un instant que l’on peut être sincère avec soi-même, je suis bien obligé de me reconnaître quelques constantes : je ne lui ai jamais pardonné ses dures paroles, quand bien même je me rends compte que la faute en incombe plus à sa maladresse qu’à la malveillance.

Je ne sais pas depuis s’il a admis qu’il était possible d’être sincère sans être authentique. Lorsqu’il eut lui-même à souffrir de son inconséquence, je partageais son malheur. Nous ne nous comprendrons jamais, mais nous sommes d’un curieux secours l’un à l’autre. Je souhaite qu’en la matière ma constance ne faillisse jamais.

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