Métronome

Publié le 15.05.2014

Cher journal,

Si j’ai toujours aimé la musique, je ne suis jamais arrivé à maîtriser réellement un instrument, bien que je puisse à peu près en tenir correctement quelques-uns. Malheureusement, plus on aime entendre la musique des autres, plus il est difficile de devenir virtuose ; le temps qu’il faudrait passer à pratiquer, on préfère le consacrer à entendre. D’autres arts doivent poser des problèmes similaires, mais la musique exige, sauf don naturel, une application qui ne m’est pas familière, et que je ne parviens jamais à tenir très longtemps. Je suis fait pour les croches ; je peine avec les blanches ; je n’ai jamais dû tenir complètement une ronde de ma vie.

Mais pire que tout, dans l’apprentissage, me fût l’expérience du métronome. On reconnaît les vrais musiciens à cela qu’ils peuvent jouer avec d’autres et qu’ils ont appris la langue du tempo, qu’ils parlent si naturellement qu’ils sont en mesure de converser tout naturellement avec. Pour ma part, j’avoue qu’en la matière, mon sens de l’allure est tout idiosyncratique, autrement dit, ça n’est pas vraiment une langue, et je ne suis jamais parvenu à me contraindre de jouer de façon régulière. Le métronome ne me fût jamais d’une grande utilité puisque je ne parvenais pas à me laisser hypnotiser par lui.

D’abord nous eûmes un métronome à balancier, qu’on réglait par un poids qui se glissait le long d’une baguette métallique. Cet objet me fascinait beaucoup trop pour que je puisse me concentrer d’une quelconque manière ; je le suivais des yeux, et son battement cachait mes propres sonorités. J’aimais particulièrement jouer avec, et surtout le faire passer soudainement du temps funèbre et long d’un grave, qui faisait sonner les temps d’un « chtok » particulièrement propice à une imagination gothique, à l’agitation permanente du prestissimo, où le son était bien plus un « tic » d’autant moins audible qu’il était répété précipitamment. Je ne sais plus trop comment, mais sûrement par maladresse ou dépit de ma part, ce beau spécimen se retrouva cassé, sa baguette de fer pliée d’une façon irréparable.

Plus tard, j’en achetais un sous sa forme électronique, qui émettait un « pac » désincarné et peu agréable à l’oreille, mais qu’on pouvait couper, à condition de se contenter d’un signal lumineux. Mais cela rendait le tempo encore plus insaisissable ; si le pendulier de l’ancien métronome permettait en quelque sorte, tout paradoxe de Zénon mis à part, de percevoir le mouvement qui amène d’un temps à un autre, le clignotement de la diode me paraissait arbitraire. Je tombais toujours en avance ou en retard, et le rougeoiement de l’appareil semblait venir sanctionner mon erreur plutôt que me montrer l’exemple.

Je crois que la peur de ne pas maîtriser la langue du tempo finit par me contaminer et me donner la crainte d’un langage si purement idiotique qu’il n’aurait plus rien d’une langue.

A une certaine époque, mon imagination divaguait naturellement sans que j’aie eu besoin de la pousser dans une direction particulière et inventait des espèces de paradoxes à la Escher, aussi fascinants que difficiles à expliquer. Ainsi, je concevais un animal dont la propriété essentielle serait de ne pas être à l’intérieur de l’univers, comme nous le sommes tous, mais bien au contraire de contenir l’univers à l’intérieur de lui-même. En était-il la paroi, la texture, ou bien l’univers était-il ses entrailles comme certains ont imaginé qu’il soit le rêve d’une divinité assoupie ? Cet animal était-il un hapax, unique représentant de son espèce, ou bien pouvait-il y en avoir plusieurs, réconciliant l’idée d’un monde à plusieurs univers, mais cet univers les contenant lui-même, et autres vertiges de ce genre. Répondre à ces questions aurait demandé des capacités abstraites posées sur des ressorts plus solides que les miens, pour pousser aussi loin que possible l’idée. Ou bien était-ce en elle-même une idée qui ne pouvait vivre que dans un cerveau, sans être transmis à celui des autres ?

Une autre des rêveries un peu grotesques était une invention technologique inspirée de la science-fiction. On y suppose parfois, d’ordinaire pour donner un tour plus pratique à la conquête spatiale, des traducteurs universels qui permettent aux habitants de la Terre de communiquer sans trop de mal avec des espèces dont les paroles sont des arbres dépourvus de nos racines indo-européennes, finno-ougriennes, altaïques, papoues ou amérindiennes. J’imaginais un appareil de cette sorte, mais qui ne servait à communiquer ni entre espèces ni entre nations. Chaque individu pouvait s’adresser comme il le désirait à tout autre de ses semblables, le traducteur transmettait l’idée dans une espèce d’improbable langue universelle que nul n’avait besoin d’apprendre. J’étais terrorisé à l’idée que, sous le casque où se serait logé l’appareil, porté désormais sur toute la terre, on trouverait les figures difformes, la bouche baveuse de ces humains qu’aucune langue commune n’avait domestiquée. Il n’y aurait du reste plus de langue mais des séries de grognements et de cris de bébés que plus rien n’obligeait à sculpter peu à peu en de véritables mots.

Cet accès de technophobie, assez rare chez moi, me paraît surtout trahir la peur que j’ai de ne pas parler une langue domptée et homogène, mais plutôt une chimère qui emprunte à trop de styles pour qu’on puisse la trouver élégante, comme les morceaux saccadés que je massacrais faute de ne pas savoir compter les temps, de ne pas savoir battre une mesure.

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