Ghilzai

Publié le 19.05.2014

Cher journal,

J’étais devenu maquignon uniquement à cause d’une traduction de Kipling et parce que le mot me fascinait. Ce n’était plus vraiment une époque qui se prêtait à cette activité, et mon entreprise ne rencontrait pas grand succès. Je suis en la matière d’un fatalisme absolu. Si le mot fortune désigne aussi bien le hasard qu’une immense quantité de richesse, c’est qu’il n’y a pas loin de l’un à l’autre ; une longue vie de triomphes et de revers l’enseignerait au dernier des ânes. J’ai tenu les livres de comptes pour les Médicis, tiré mon chapeau de la spéculation des tulipes, me suis ruiné dans un projet idiot de Balzac ; mais mon meilleur investissement reste encore d’avoir aidé le gourou J*** à fonder sa secte il y a maintenant quelques années. Comme me le confiait l’un des Pie dont le numéro m’échappe, contemplant les bénéfices de sa vente d’alun, «on a beau dire, seul le spirituel rapporte».

Le plus ridicule de cette histoire est que, si bon cavalier que je sois devenu à force de siècles de pratique, je n’ai jamais vraiment pu m’entendre avec les chevaux. J’aime les hennissements et surtout le renâclement, la façon dont l’énorme bouche vrombit. Mais j’ai toujours eu horreur de leur curer les sabots ou de leur brosser le poil, sans doute parce qu’à cette occasion, ils m’envoyaient régulièrement un coup de fouet dans les yeux. Plus encore, je n’ai jamais compris la passion de l’équitation et du cheval qui animait certains de mes proches. Aussi n’aimais-je réellement les chevaux que comme totems, comme intermédiaire. Ils me rappelaient une histoire qui m’avait tant plu, le nom d’un métier dont la sonorité me paraissait unique, et l’amour esthète que lui portaient certains de mes modèles.

Mais vendre des bêtes exige bien sûr une absence totale de sentimentalisme. Si un cheval me plaisait, je n’avais aucune envie de m’en défaire. Si au contraire, l’animal ne me revenait pas, il ne m’inspirait aucun discours susceptible d’enlever l’emportement de l’acheteur. Dans une espèce de souk où je me trouvais un jour, ayant fait à nouveau chou blanc, je comptais mentalement les quelques pièces qui me restaient et songeais que le goût d’un mot et une espèce d’orientalisme déjà passé mode ne me donnaient pas vraiment de brillantes idées. C’est alors qu’il mit sa main sur mon épaule et me dit, de l’air de confidence que prennent par délicatesse les gens qui vous divulguent ce que tout le monde voit et qui n’est un secret que pour vous : «Tu n’es pas fait pour vendre des chevaux. Vends le tout à un de tes collègues, et fais autre chose.»

Je suivais ce sage conseil et m’engageait dans les services secrets.

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