Affranchissement

Publié le 25.09.2014

Un récit de vacances

Cher journal,

Il était grand temps de me remettre à notre entretien. Je me suis autorisé un congé un peu long. Mettons qu’il s’agissait d’un voyage, et que je n’aurais pas voulu écrire sans être revenu d’abord à bon port ; tu auras compris, à force, que je ne raconte jamais les choses immédiates – je préfère que ma mémoire se charge de les déformer d’abord.

On affranchi les esclaves, les puceaux et les timbres. Je décidais de me retrouver les trois à la fois et de voyager – la destination n’ayant pas d’importance, je ne t’encombrerai pas de ce détail. Ma première étape fût dans un village où, quand j’entrais, on chassait à jets de pierres un des habitants parce qu’il avait manqué de compassion.

La seule hôtellerie du village refusait à tout prix mes devises et exigeait que je paye en me défaisant d’un vêtement. Je leur laissais une chemise, ce qui me valut une suite bien supérieure à mes besoins. Un porteur de valise insista pour porter mon unique et bien léger bagage. Tandis que nous montions l’escalier ensemble, il me murmura à l’oreille que je devais me méfier des services secrets du pays qui, sans aucun doute, voudraient en savoir plus sur les raisons de ma présence. Je n’ai pas choisi une tyrannie comme endroit de villégiature, et je m’étonnais beaucoup de ce commentaire. Tandis que nous arrivions, l’homme ouvrit mon sac et commença à placer mes affaires dans différents meubles, commentant mes lectures de voyage et mes goûts vestimentaires. Il prit mon guide touristique et le jeta par la fenêtre, m’assurant que cet ouvrage était un ramassis de mensonge.

Je soupirais en voyant mon guide tomber dans la cheminée de l’immeuble qui nous faisait face. Je ne lis d’ordinaire, dans ce genre d’ouvrage, que la partie qui concerne les usages. Je rêve d’un guide qui ne dirait rien des musées, des paysages et de l’histoire nationale, mais qui donnerait un compte-rendu complet des coutumes, marques de politesse et impairs potentiels. Malheureusement, ces conseils d’une utilité supérieure se voient généralement réservés quelques pages au mieux. La perte de mon livre m’attristait d’autant plus que j’aurais bien aimé avoir quelques explications sur les étranges pratiques hôtelières autochtones. Je me résolvais à trouver, à la première bourgade traversée, une librairie où je pourrais trouver un remplaçant et une explication.

L’homme ayant achevé de vider mon sac se plia en deux de la façon la plus formelle qu’on puisse imaginer. Je lui donnais un billet quelconque – espérant que cette fois-ci, la monnaie serait appréciée. Il me remercia pendant cinq minutes. Je finis par faire valoir que je trouvais cette réaction excessive et gênante. Alors, s’emparant de l’encolure de ma veste, et forçant mon oreille contre son visage, il s’écria : « Cher monsieur, vous ne comprenez pas. Les objets ont atteint un tel stade de perfection que, par comparaison, nous faisons si pâle figure que plus personne n’apprécie le service. Alors un client satisfait, quel plaisir ! Quelle joie ! » Je le laissais partir. En m’asseyant dans un fauteuil, je ne pus m’empêcher de constater que le sac de voyage que j’étrennais aujourd’hui m’inspirait de fait bien plus de sympathie que toutes les personnes que j’avais pu rencontrer depuis le matin. Déterminer si cette situation formait ou non une injustice m’empêcha toute la nuit de dormir.

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